Un homme qui avance coûte que coûte, solitaire, inquiet, c’est le motif récurrent de toute l’oeuvre de Skolimowski. Essential killing, ne déroge pas à la règle, poussant ce motif vers un degré d’épure tel qu’il en devient abstrait, déployé sans autre motif que le strict mouvement corporel. Vincent Gallo y joue un taliban qui, d’abord fait prisonnier par les Américains, s’échappe avant d’être rapidement recherché et poursuivi sans relâche dans les paysages glacés et indifférents d’une immense forêt enneigée. La survie, moteur même de Essential killing, est une expérience du monde partagée par la plupart des personnages de Skolimowski, comme par exemple le héros de Travail au noir, simultanément victime et bourreau d’un système d’exploitation qui le pousse à n’être plus qu’une mécanique. Le mouvement perpétuel auquel sont livrés les personnages est à la fois une manière d’échapper à la mort et une fuite inéluctable vers le néant. Et quand le repos, la fin des choses arrive, alors la tristesse s’accroche à eux et la mort commence à faire son oeuvre – c’est le finale emblématique du Départ avec Jean-Pierre Léaud, où l’amour consommé a un goût amer, et où se fige et s’enflamme la toute dernière image (comme, quelques années plus tard, celle du Macadam à deux voies de Monte Hellman – lire notre entretien-fleuve dans Chronic’art #71).
Si beaucoup de ses premiers films sont traversés par cette mélancolie-là (la conscience de la fin qui vient à l’esprit avant que n’advienne la fin elle-même), Essential killing assèche encore plus un processus à l’oeuvre chez son auteur depuis longtemps, en se défaisant de tout sentimentalisme. Ainsi de l’aide que la femme, jouée par Emmanuelle Seigner, lui offre silencieusement sans qu’aucun sentiment ne soit réellement partagé, comme si elle-même obéissait alors à un instinct. Pas une seule fois le film ne s’arrête ni ne se laisse aller à la contemplation passagère du monde : l’humanité qu’il décrit est une humanité en guerre, que la pensée a désertée au profit de la seule pulsion. Le héros de Travail au noir trouvait encore à réfléchir sur sa condition, prenait le temps de questionner la moralité de ses actes (via son monologue solitaire, même s’il ne communiquait finalement qu’avec lui-même) ; de celui de Essential killing ne reste qu’un corps sans voix, mutique (Gallo ne prononce littéralement pas un mot), tout en cris, râles, affects bruts, gestuelle animale.
On touche ici aux limites de l’homme, d’un point de vue aussi bien moral que physique (l’épuisement au bout du chemin), même si ce récit qui avance comme une flèche, sans back story ni lignes narratives parallèles, confine à l’expérience métaphysique brute et absurde. La violence politique des films de Skolimowski tient à ce que ses personnages (particulièrement ceux de Travail au noir et de ce dernier film), pris dans les manipulations de systèmes qui les dépassent (les flashbacks d’Essential killing où les prédications religieuses et propagandistes sont omniprésentes), mus par la stricte conservation d’eux-mêmes, ne tirent aucune leçon de ces expériences métaphysiques, ne peuvent en aucun cas en tirer une rédemption, ni même un repos. L’aliénation atteint ici un point de non retour, puisque même les souvenirs fugitifs et syncopés qui apparaissent à Vincent Gallo ne lui permettent jamais vraiment de se construire une image de lui-même en temps de paix. Tout ce qui pourrait l’apaiser passe si vite qu’il faut déjà repartir, reprendre la course à la survie. Les hallucinations qui l’assaillent dans la forêt fonctionnent à l’identique : sa femme lui apparaît recouverte d’une burqa (dépourvue de visage comme lui est dépourvu de voix), forme doublement fantomale qui l’empêche de s’accrocher à quoi que ce soit de familier. Skolimowski prend d’ailleurs un malin plaisir à traiter ces flashbacks comme le cinéma hollywoodien a pu le faire en se plaçant du « bon côté », celui des soldats américains eux-mêmes, mais en appliquant cette règle à « l’ennemi », ouvrant une dimension critique au cœur de son récit.
Le pessimisme foncier du film tient aussi à cette dimension de survival horror qui renvoie, ici plus qu’ailleurs, au jeu vidéo. Le cinéma a toujours été plus ou moins une expérience du collectif, même diffus. Les héros solitaires du cinéma américain (de Charlot à certains personnages incarnés par Eastwood) y sont toujours un moyen de questionner la communauté en creux. Essential killing au contraire partage avec le survival vidéoludique l’effroi d’une solitude absolue, essentielle, celle d’un être confronté à d’« autres » qu’il ne s’agit plus de rencontrer mais de tuer, sans négociation possible. D’un décor (le désert afghan) à l’autre (les forêts polonaises), il n’y a qu’un bégaiement, la répétition du même, et on passe de l’un à l’autre comme on change de plateau dans un jeu vidéo, sans que la logique du personnage (tuer pour s’en tirer) s’en trouve infléchie. Le film pâtit quelques fois de cette ligne claire, semble faire du surplace, mais c’est aussi la condition nécessaire à l’avènement, au bout de l’épuisement, dans les dernières minutes, d’une tardive humanisation. Humanisation qui est néanmoins sans objet, sans médiation, jamais réellement vue par le prisme d’un autre personnage qui viendrait enfin regarder le héros. La solitude des personnages skolimowskiens vient peut être de là, de ce qu’ils ne sont jamais vraiment vus pour eux-mêmes, mais toujours comme un rouage de plus dans la machinerie effroyable du monde – Gallo est d’ailleurs filmé sans le moindre érotisme dans le regard sec et tranchant du cinéaste.
Et même lorsque l’apparition d’Emmanuelle Seigner laisse un temps planer la possibilité d’une rencontre érotique entre deux solitudes, tout, aussitôt, vient réfuter cette hypothèse qu’on avait émise comme par réflexe. Le corps de Gallo, pourtant nu à ce moment là, n’est pas plus photographié par le cinéaste qu’il n’est observé par cette fille entièrement dévolue à la mécanique de ses gestes. Cette sécheresse est à peine atténuée par la dimension un peu décalée du réel, comme embrumée dans les vapeurs du rêve. Les premières minutes dans le désert laissent d’ailleurs une impression étrange : la nature y est légèrement surréelle, décrite comme un monde étranger, une planète lointaine où l’homme est une figure incongrue (la civilisation ne bruisse jamais dans le hors champ, si bien qu’une étrange ambiance post apocalyptique irrigue le film de bout en bout). La surveillance généralisée et les mesquineries de la classe moyenne anglaise décrite dans Travail au noir étaient glaçantes mais laissaient encore percer quelques menus morceaux d’humanité. Essential killing en revanche anéantit tout espoir. Ce sentiment de désolation, où l’homme finit par n’être plus qu’une trace, déposée à même le vivant (le dernier plan, magnifique), disparaissant du décor en abandonnant la nature à elle-même, achève de donner le sentiment d’un film qui ne montre rien d’autre que la phase terminale de l’humain.