Première scène : deux hommes autour d’une table se remémorent leur passé et envisagent l’avenir (l’un pense migrer au Canada). Comme souvent chez Hong Sang-Soo, l’alcool délie les langues : les deux trinquent joyeusement plusieurs fois (et leur joie ici est peut-être un peu exagérée). Petite musique nostalgique, récits amoureux et doux-amer : rien ici qui contredise la perception que la critique a toujours eu, de manière certainement réductrice, de l’œuvre du coréen.
Un clochard assez répugnant, cousin lointain du Merde de Carax, poursuit comiquement deux des personnages et leur jette un puissant « salauds ! » tandis qu’ils détalent. Une femme d’une soixantaine d’années administre à son fils une fessée en public après que celui-ci lui a reproché de boire avec des hommes et de porter un décolleté : « Petit con ! ». En guise de rupture, une fille demande à son copain de le porter sur son dos, fait quelques pas avant de s’écrouler sous son poids. Trois autres scènes qui, de leur côté, rappellent la part d’outrance, le goût pour le grotesque et les situations incongrues, qui restent une composante essentielle du style du cinéaste.
De ces deux faces du cinéma d’HSS, l’une est souvent commentée, l’autre beaucoup moins. Plus que d’un contraste, il faudrait parler d’une évolution chez le cinéaste. Revoir aujourd’hui ses premiers films permet de constater, au-delà de la permanence des motifs (chassés-croisés amoureux, nuits d’amour et de beuverie chez de jeunes coréens bohèmes), un progrès assez considérable du style : plus de chair, une truculence géniale, une dimension grotesque et satirique de plus en plus affirmée et particulièrement talentueuse, assez flaubertienne. Tout cela finit par nous amener très loin des débuts délicats et évanescents d’HSS. Une transformation comparable s’opère du côté des personnages : les jeunes gens un peu pâles des débuts vieillissent avec le cinéaste, se chargeant d’une amertume accrue – la tendance à l’alcoolisme, par exemple, hier expression romantique d’un mal-être, est aujourd’hui traitée plutôt comme un handicap social.
Alors, où en est HSS ? Malgré l’envie de le défendre bec et ongles contre les accusations de redite, HA HA HA invite à se poser la question. Retour en arrière à certains égards (la petite musique du début), prolongement d’une veine tragi-comique à d’autres, le cinéaste apparaît aujourd’hui indécis. La mention dès les premières minutes du Canada est une fausse piste, rétrospectivement ironique : HA HA HA est sans doute son film le moins aventureux, un film où l’on repasse toujours par les mêmes lieux, où l’on ne rencontre jamais que les mêmes personnes. Ce petit théâtre un peu replié sur lui-même (on échange les appartements, une patronne de restaurant rassemble chez elle tout ce petit monde) exclut du coup les belles échappées de ses précédents films, et tout ça, indéniablement, commence un peu à tourner en rond. HSS reste un grand cinéaste, et un relatif passage à vide n’y changera rien. Mais il n’en est pas moins incontestable que le surdoué est face à un obstacle, qu’un film sympathique, mais bâclé, ne lui suffira pas à surmonter.