D’où vient que le nouvel Oliveira est si beau quand le dernier Garrel était tellement raté ? Les deux ont pourtant beaucoup en commun, à commencer par ce choix étonnant du fantastique et des trucages naïfs – ici un spectre volant en surimpression qui évoque Méliès. Il s’agit au fond pratiquement de la même intrigue : dans les deux cas, un jeune homme traîne son spleen comme un héros de Musset, et finit par répondre à l’appel de la femme aimée (sous la forme d’une apparition : reflet dans le miroir ou photo qui s’anime), qui lui demande de la rejoindre dans l’au-delà. Mal-être existentiel, tentation du suicide : l’héritage du romantisme est évident, ce que le choix d’un artiste (un photographe dans les deux cas) comme personnage principal vient illustrer de manière presque caricaturale.
La différence est affaire de style autant que de regard. Les Frontières de l’aube était vraiment le film de trop : l’ultra-romantisme de Garrel s’y déployait sans filet, rendant la déprime si photogénique de Louis G. et Laura S. assez irritante. Il fallait vraiment se frotter les yeux pour y croire, devant leurs poses « Vogue » censées exprimer tous les tourments existentiels du monde. Oliveira n’a pas cette complaisance, et conserve un regard nettement plus affûté (et volontiers ironique). Son récit a la maitrise et la fermeté d’une nouvelle du dix-neuvième, quand le Garrel trahissait une certaine tendance à dégouliner.
Au fond, Les Frontières de l’aube n’en pinçait que pour les ectoplasmes. Chez Oliveira, à l’inverse, la noirceur n’est jamais sans malice, la pulsion de mort ne va pas sans pulsion de vie. Si le photographe ressemble effectivement à un zombie peu à peu vidé de toute force vitale, son sort est contrebalancé par la peinture nettement plus chaleureuse de sa logeuse et des autres pensionnaires. Personnages oliveiriens par excellence, vieux messieurs courtois qui ont toujours l’air de réciter des dépliants de musée et ne parviennent que par ce biais à exprimer quelque chose de plus personnel et émotif. Le terme est galvaudé, mais il y a là, dans ces quelques scènes, un humanisme magnifique, bien plus touchant et authentique que celui, très appuyé, assez peu subtil, des Hommes et des dieux.
Il n’en est pas moins vrai que l’idée de la mort devient de plus en plus obsédante. Ça n’était pas aussi marqué au moment, par exemple, du Principe de l’incertitude, puis d’Un Film parlé. Il est vrai qu’à 90 ans passés, le cinéaste entamait seulement sa seconde jeunesse. Là, il devient difficile de se le dissimuler, c’est une pensée qui rôde en permanence. Dans Belle toujours : la reprise de Buñuel permettait de décrire l’existence d’un vieil homme, avec ses journées mornes rythmées essentiellement par l’attente des repas. Toute l’érudition de Christophe Colomb, l’énigme pesait peu devant ces quelques passages où le cinéaste se filmait lui-même quasi-centenaire avec sa femme. La différence, c’est qu’on faisait encore mine de traiter d’autre chose, Oliveira ne cessait de brouiller les pistes pour ne parler finalement que de ça. Pour la première fois peut-être, L’Etrange affaire Angelica vient figurer de manière extrêmement limpide, presque trop littérale, l’emprise quotidienne de cette obsession.
Ce dernier opus est peut-être moins étonnant, à ce titre, que d’autres de ses films. Ce qui est extrêmement frappant chez Oliveira, particulièrement dans ses oeuvres très courtes (une heure, une heure trente : Porto de mon enfance, Belle toujours etc), est la manière dont il joue en permanence avec les codes du récit, reposant à chaque instant la question : comment raconter une histoire ? De ce côté, effectivement, celui-ci est sans doute plus lisse, moins virevoltant sur le plan narratif, la trajectoire du photographe suivant une gradation relativement mécanique. Ce déroulement imperturbable, et pourtant énigmatique, lui offre en contrepartie une beauté classique, et une place à part dans l’œuvre somptueuse que le cinéaste continue de bâtir.