Parlons couleur. Chez Fumito Ueda, il y a un vert caractéristique, identifiable et qu’on retrouve rarement ailleurs. Un vert mousse, ou plutôt une mousse de verts, celle des vestiges, telle la gaze d’un lieu défait où la nature recouvre la mémoire matérielle des hommes, sa trace, son écho lointain, sa disparition annoncée. Humus de la ruine, limon digital cristallisant l’image d’un passé pur, onirique, total, abstrait, le vert chez Ueda est la couleur du temps.
Typiquement japonaise, cette végétation numérique est une texture puissante, le geste d’un peintre. Mais comme tous les génies, Ueda entraine et génère derrière lui des copistes. Au mieux des petits maitres, tel Majin and the forsaken kingdom, au pire des imposteurs. A Shadow’s tale se situe plutôt dans la première catégorie, voire il l’initie, empruntant son esthétique post-fantasy à Ico et Shadow of the colossus : bâtisse moyenâgeuse, figures fantomatiques, structures mécaniques, atmosphère mélancolique, vert mousse, pour y apporter sa touche. Celle-ci repose sur une idée, son concept : la lumière. Le jeu se déroulant comme un jeu de plate-forme classique mais à l’arrière plan, depuis l’ombre, là où les décors en amorce sont projetés.
Joli principe que cet effet, se déclinant du personnage, en ombre chinoise, aux décors avec lesquels il faut jouer selon les variations de reflets. Joli oui, mais passé l’émerveillement des débuts, le jeu d’Hudson révèle vite ses limites. Non pas tant à cause d’une relative linéarité, d’un level design sans piquant ou d’une difficulté peu sensible, mais parce que le concept s’avère sous-exploité. Soyons honnêtes, que les choses se déroulent au premier ou au second plan du décor ne change pas grand-chose. En n’intégrant pas suffisamment au gameplay sa belle idée, A Shadow’s tale se contente d’être un jeu de plateforme a priori banal et référencé (Ueda mais aussi Echochrome refait surface). Mais il y a plus que ça, plus passionnant que les contraintes ludiques.
Car impossible d’enlever au jeu un certain charme, de ne pas se laisser bercer par son atmosphère sourde à l’onirisme angoissé mais délicat. Si l’esthétique du maître ne suffit pas ; si A Shadow’s tale souffre un peu d’un manque d’âme, chose impérative lorsqu’on se mesure au génie, il conserve le cachet du petit objet de série B à la fois artisanal et industriel – position paradoxale ailleurs, moins dans le jeu vidéo, pop par excellence. Plus encore, le jeu diffuse une aura faisant vibrer le souvenir du conte médiéval. Une brume de mystère nappant un monde abstrait où les motifs classiques du jeu vidéo cohabitent avec cette esthétique de la trace, du reste protéiforme, transhistorique : les tuyaux rouillés côtoient les portes aux ornements anciens, les scies mécaniques traversent une tour babylonienne vidée, semble-t-il, de toute présence humaine.
Comme Shadow of the colossus, A Shadow’s tale laisse l’esprit vagabonder. L’œil s’attarde sur les décors, s’ouvre à cette question obsédante dès lors que notre conscience accepte d’y voir sa projection : qui est l’architecte de ce monde à la fois sensible et géométrique que je traverse ? Peu importe le nom du game designer, l’interrogation est moins triviale, moins prosaïque. Le mystère est davantage poétique et esthétique : les mondes de Ueda ou A Shadow’s tale (ils ne sont pas les seuls mais ici plus radicaux) laissent flotter l’idée de pures structures, agrégeant la représentation selon des règles autonomes où l’écho hybride de la réalité se dissout dans des formes oniriques inédites. Principe essentiel de la fantasy ? Peut-être. Mais leur parcours concret matérialise une traversée neuve de l’imaginaire. Un branchement s’opère qui reformule les typologies du savoir et de l’expérience. Au fond le jeu des analogies compte moins – ce que ces mondes évoquent par leurs emprunts – que leur capacité à bâtir des espaces narratifs fondés sur la présence et l’absence.
Il faut toujours prendre le jeu vidéo au pied de la lettre. Non comme l’orchestration libre de nos fantasmes virtualisés, mais leur actualisation permanente au sein de mondes fermés et autonomes. Ce spectacle est le nôtre. Celui mis en scène dans A Shadow’s tale avec son esthétique évoquant l’œuvre de Ueda, plutôt que sa seule mécanique ludique, emploie à sa manière ce chromo du temps. Il dit l’usure d’un monde dont nous ne savons rien et qui ne renvoie à rien mais dont nous percevons la réalité ; ou plutôt le reflet. Sous-exploité, le concept d’ombre portée n’est pourtant pas anodin dans cette logique. Il répond à cette image de la disparition transitoire, qui se refuse à passer et hante l’écran dans ce perpétuel jeu de présence et d’absence. A sa façon, A Shadow’s tale théorise partiellement l’œuvre de Ueda. Il formule en la taillant dans l’ombre sa fascination pour la perte, cette crainte de l’anéantissement qui se traduit par une indexation altruiste : chez Ueda, la survie de l’autre répond à celle du monde, autrement dit du jeu. Chaque colosse sacrifié de Shadow of the colossus nous éloigne un peu plus de notre amour, tout en la ramenant à la vie.
Ombre, lumière, ruines, traces, matières, spectres, A Shadow’s tale est une belle invitation à penser. L’oeuvre de Ueda et plus largement le jeu vidéo. Hudson Soft signe un titre modeste, mineur, mais pas anodin. Tel un objet limité dont il faut saisir les possibles fugues ; à partir duquel on peut sonder le regard, élaborer des paradigmes, décrire les enjeux d’une esthétique fascinante où se déploie des formes en quête d’universalité.