En V.O, La Dernière piste (lire notre entretien avec Kelly Reichardt) se prononce Meek’s cutoff, c’est-à-dire, et ça n’a pas grand chose à voir : le raccourci de Meek. Ce raccourci fatal, c’est celui que trois familles de migrants, lancées parmi d’autres sur la piste de l’Oregon, décident d’emprunter à l’initiative dudit Stephen Meek, trappeur fanfaron qui finalement les perd en plein désert. C’est dire combien le titre original est terre à terre, c’est dire surtout combien celui qu’ont choisi les distributeurs français est spéculatif, devançant le film en le situant d’emblée à l’extrême pointe d’une histoire, celle du western, avec laquelle il entretient un rapport moins évident qu’il n’y paraît. Découvrant son décor vidé et propice à l’hypnose (ces plaines désertes de l’Oregon où Gus Van Sant avait tourné Gerry), sa route brisée où se profile un scénario minimal et concentrique d’horizon perdu, la beauté délicate de ses cadres (saisis dans un surprenant et magnifique format 1.33), on redoute un temps d’avoir affaire à un postwestern arty, un western pour les musées. Fausse piste.
D’abord parce que, remontant le temps, Reichardt poursuit en fait un programme ouvert par son premier film – River of grass, tourné en 1994, jamais sorti chez nous – et continué par les beaux Old joy et Wendy & Lucy. Ce programme consiste, pour le dire vite, à chercher dans le contemporain l’écho de quelques grands mythes américains, tels qu’ils s’épuisent, tels qu’ils restent introuvables. C’est l’histoire toujours rejouée d’une route qui ne parvient plus à tenir les promesses qu’elle formula jadis : soit parce que la route est barrée, impossible à prendre (River of grass, Wendy & Lucy), soit parce que son horizon n’offre plus aucune consolation (la nature de Old joy qui ne régénère rien, est un baume dérisoire contre une tristesse dont le voile a recouvert pour de bon les amitiés de jeunesse). Retrouvant le grand récit mythologique des pionniers de l’Amérique, La Dernière piste pousse un cran plus loin cette ambition, assumant le risque d’une parabole un peu trop lisible. Cette Amérique des origines perdue en chemin et qui, cherchant le salut, hésite entre deux voies (celle de Meek, l’idéologie bornée de la « destinée manifeste » vs. celle de l’Indien mutique qui débarque au milieu du film, voie généreuse mais sans garantie d’un pari sur l’altérité), c’est aussi, à l’évidence, l’Amérique d’aujourd’hui, tout juste sortie des années Bush dont les deux films précédents de Reichardt faisaient déjà le portrait en sourdine.
Pour autant le film procède moins d’une relecture, d’une déconstruction du genre, que d’un subtil décentrage. Filmant depuis le point de vue des femmes, reléguées à l’arrière du convoi, Reichardt offre moins un contrechamp critique (même si le film dessine un lent transfert de pouvoir entre les hommes et le personnage de Michelle Williams – « Meek’s cutoff », c’est aussi : la castration de Meek) que la possibilité d’un regard inédit, quasi-documentaire parce que borné par l’exigence simple de l’observation, sur la marche concrète de l’histoire. Le film est extrêmement habile là-dessus, dans sa manière d’interroger la fable sous un angle ultra-théorique, tout en la ramenant systématiquement à l’échelle rugueuse de l’expérience sensible. Et sa lenteur, à cet égard, n’a rien d’une pose : parce que le temps ici ne s’écoule jamais autrement qu’au rythme concrètement requis par les événements – changer une roue, traverser une rivière, charger un fusil… De cet équilibre miraculeux entre abstraction et ambition documentaire, le visage indéchiffrable de l’Indien est une synthèse parfaite, à la fois pure surface de projection et vrai bloc d’étrangeté, signe parmi d’autres de l’éblouissante montée en puissance du cinéma de Kelly Reichardt.