Ne cherchez pas plus loin le futur Prix du Patrimoine au prochain Festival d’Angoulême. Il est déjà tout trouvé, avec l’édition ultime de ce qui est sans doute le plus grand comic strip de l’histoire – avec Peanuts de Charles Schulz, disons. C’est l’Université d’Ohio State qui a lancé cette entreprise titanesque de rééditer l’intégralité des strips de Caniff à partir des originaux, après différentes tentatives peu convaincantes ou interrompues (rappelons pour mémoire l’édition de Futuropolis dans la mythique collection « Copyright »).
Ce premier volume en français – six sont déjà parus aux Etats-Unis -, édité avec une qualité absolument remarquable, regroupe ainsi les aventures du jeune Terry et du séduisant Pat Ryan entre 1934 et 1936, dans cette série qui fut lue par plus de 30 millions de lecteurs jusqu’en 1946. Les précieuses introductions de l’ouvrage, savantes sans être fastidieuses, permettent de pénétrer tout en souplesse dans l’univers de Caniff, qui fut surnommé en son temps le « Rembrandt du strip ». Car c’est aussi l’histoire de la bande dessinée américaine qui prend forme sous nos yeux, avec ses figures pittoresques, comme Joseph Patterson, le patron du Chicago Tribune-New York News Syndicate, qui embaucha Caniff et trouva avec lui, ou plutôt pour lui, l’origine de Terry et les pirates et de son arrière-plan rocambolo-asiatique. Bruce Canwell relate à merveille la difficile, voire laborieuse, genèse de la série, et pointe avec lucidité ses faiblesses initiales, qui devaient toutefois être rapidement dépassées pour atteindre l’équilibre parfait des années de maturité : des décors « simples et convenus », des personnages asiatiques parlant « une espèce de petits nègres ». On pourra ajouter un certain aspect topique des situations : le jeune Terry, le séduisant Pat Ryan et leur acolyte chinois Connie se trouvant invariablement prisonniers de la redoutable Dragon Lady, puis du Capitaine Blaze, dans des lieux clos et reculés, dont il s’agit avant tout de trouver la faille, dans une splendide métaphore de la répétition et la différence deleuzienne. A chaque fois, les apports sont imperceptibles, mais bien réels, et l’ensemble conserve un dynamisme et une apparence de vie assez troublants. Tout cela concerne en premier lieu les aventures « hebdomadaires » de Terry qui, comme le rappelle fort pertinemment cette édition, fut d’abord décomposée en deux séries distinctes : l’une consistait en une planche en couleur destinée à l’édition du dimanche, l’autre en les fameux strips noir et blanc présents quotidiennement dans les éditions du lundi au samedi.
Ces strips permettent ainsi de découvrir certains personnages qui deviendront des figures indissociables de la série, notamment les splendides Burma et Normandie Drake. Car, et c’était là l’une des manifestations les plus éloquentes du génie de Caniff, Terry et les pirates est une série où la tension sexuelle est véritablement exacerbée. Les relations complexes de Pat et des deux jeunes femmes constituent ainsi un ressort romanesque déterminant, et renvoie à l’âge d’or des feuilletons français réalistes de la fin du XIXe siècle, de Dumas et consorts. Bientôt, Caniff allait plonger ses protagonistes au cœur de la Deuxième Guerre mondiale, participant ainsi à l’effort de guerre et bouleversant l’équilibre initial de la série ; Dragon Lady devenant ainsi l’allié de Pat, un peu comme si Olrik s’unissaient à Blake et Mortimer face à un ennemi commun. En complément de ce chef-d’œuvre, le lecteur pourra avantageusement se plonger dans la fascinante et colossale biographie de Caniff par Robert Harvey, parue chez Fantagraphics en 2007.