Devant My joy, il y a d’abord l’angoisse d’un éventuel traquenard cannois (le film était cette année l’ovni officiel de la compét’) : peur que l’oeuvre s’abreuve du pittoresque labellisé des patelins russes qu’elle sillonne, peur d’une bizarrerie chic, peur des métaphores foireuses. La peur semble a priori justifiée, cette histoire d’un camionneur déroutant son engin et le film au gré de ses rencontres s’avérant tout à fait digne d’une partition pour piano mécanique. On devine très (trop ?) facilement les contours du projet – un Lynch version pays de l’Est, en mille fois plus matheux.
Pas grave : tout l’intérêt de My joy réside précisément dans sa structure d’esthète scientifique. A chaque pause sur la route, une créature apparaît et détourne le récit. Ici, un pépé qui s’incruste dans la cabine du chauffeur tel un fantôme japonais, et impose au film un épisode sanglant de sa jeunesse à la fin de la guerre (sous la forme d’un flash-back qu’on peut alors imaginer être le vrai film à venir) ; là une jeune pute ramassée le long d’un embouteillage, menant le routier à un bled hostile dont il ne ressortira jamais. Long prélude, en forme de mise en abyme : lancé comme un road movie picaresque, le film se trouve brusquement stoppé net, dépecé à mi-parcours. Le camionneur, qui se fait tabasser par une bande de villageois, perd visiblement la boule, errant d’une ferme à l’autre en vieux clochard conspué. Plus de conducteur, plus d’essence dans le moteur (littéralement), la fiction reste dans le patelin mais continue d’avancer. D’une suite de tangentes, elle tourne désormais en boucle, et sample au kilomètre ce qui s’est joué jusque-là : l’agression sauvage et gratuite d’un individu par un ou plusieurs autres, répétée été comme hiver aux quatre coins du village, par un groupe désordonné d’autochtones sans liens apparents. Une sorte de Boléro de Ravel pour le cinéma, où les séquences, toutes pareillement formatées (chacune ajoutant seulement un ou deux détails supplémentaires) -, toutes liées par une violence exponentielle, dessinent malgré tout une évidents progression. Le camionneur en reprend un coup sur la tête, deux soldats trucident un fermier dans sa datcha, deux flics malades et hallucinés quémandent du lait à un vieux fermier pas net : il y a bien une forme de pandémie dans cette profusion, comme si le cinéaste, sur la durée, traçait les contours d’une zone sinistrée, hypothétique reflet social de la Russie d’aujourd’hui.
Fort heureusement, le film se fiche un peu de la symbolique et se donne plutôt en pure expérience. L’installation en elle-même importe à Serguei Loznitsa, lequel, plus tortionnaire scientifique que sociologue, enregistre le large spectre de nuances qu’induit la plus infime variation d’une séquence à une autre. D’où une schizophrénie savamment travaillée, et foncièrement dynamique : le spectateur se trouve à la fois abasourdi par le principe de répétition, et intrigué par tout ce qui change. En cela, la séquence finale est un modèle du genre, où l’on revient de nuit dans un commissariat isolé sur le bord d’une route, souvenir embrumé de l’ouverture, au point précis où le périple en camion a commencé. Un nouveau film semble commencer, version fantomatique du premier, mi-dédoublement cauchemardesque, mi hors-champ fantasmé. Aliénation maximale du récit, resserrement des espaces : c’est au plus fort de la saturation et de l’épuisement que My joy trouve son amplitude rêvée.