On avait déjà parlé de La Brigade chimérique, on en reparle à l’occasion du sixième et dernier volume, qui répond à la question posée par cette BD unique en son genre : pourquoi n’y a-t-il pas de super-héros européens ? De fait son auteur, Serge Lehman (relire notre entretien), est obsédé par les chaînons manquants. La science-fiction est perçue comme un genre américain ? C’est parce que la vieille SF française, qui a inauguré le genre (avec J.H. Rosny, Maurice Renard, ou Régis Messac) a été oubliée. En témoigne une anthologie, Chasseurs de chimères (Omnibus, 2006), qui fait le lien entre Jules Vernes et l’Age d’Or américain. Les super-héros sont une invention d’outre-Atlantique ? Faux. Mais on les a, eux aussi, oubliés, voire refoulés. Pour preuve, cette BD en six tomes, La Brigade chimérique, co-scénarisée par Fabrice Colin et illustrée par Gess, qui cherche à rendre compte du retrait de la figure du surhomme à l’orée de la Deuxième Guerre mondiale. Car l’Europe n’a été sauvée par aucun être d’exception, aucun « homme truqué » pour reprendre la formule de Maurice Renard, aucun prodige de la science ; elle a, au contraire, retourné la technique contre elle-même, dans un acte d’une barbarie inouïe qui la laissera exsangue et humiliée. Sa repentance passera par une certaine gêne à glorifier le miracle technologique, et les mutants déserteront la scène littéraire européenne, pour mieux se voir offrir un panthéon moderne aux Etats-Unis.
Il est temps, donc, de redécouvrir ces héros de feuilletons : le Nyctalope, vigilante de Paris créé par Jean de la Hire (l’auteur de Le Roue fulgurante) ; l’Accélérateur, proto-Flash né dans une nouvelle de H.G. Wells, « Le Nouvel accélérateur » ; ou Félifax, l’homme-tigre inventé par Féval fils. Et chez les vilains : le Docteur Mabuse, personnage de Norbert Jacques popularisé par Fritz Lang ; Gog, le milliardaire nihiliste de Giovanni Pappi (réédition chez Attila) ; et quelques autres affreux au nom cinématographique (le Werewolf, l’Ange bleu…). L’idée géniale étant d’ajouter à cette liste quelques personnages réels, très « années 30 » (les Surréalistes…), et d’intégrer « Gregor Samsa », l’homme-cafard de La Métamorphose – avec ce postulat philosophique à faire froid dans le dos : le terme employé par Kafka pour désigner le monstre de sa nouvelle est « ungeziefer », le même qui servira à Hitler pour désigner les Juifs – de la « vermine ». Comme si les mots, à l’origine simples images ou métaphores, pouvaient engendrer une réalité, comme si la réification des métaphores, qui est une des plus vieilles recettes de la science-fiction, avait opéré hors de la littérature, dans le réel, au prix d’immenses sacrifices humains.
Dans ce contexte, nos héros de l’entre-guerre symbolisent une transition : après les gentlemen sans pouvoirs (très intelligents ou très riches, comme Sherlock Holmes, Arsène Lupin, ou la Ligue d’Alan Moore), après les premiers « miracles » de la science (L’Homme invisible, Dr Jekyll, le Passe-Muraille), ils personnifient le moment où l’image de la technique bascule, révélant son ambivalence, dans le sillage de la Première Guerre mondiale, et à la faveur des études sur le radium que l’on mène à l’Institut des époux Curie. Plus tard, il y aura l’uranium, Los Alamos, Hiroshima, et on se dotera de monstruosités plus grandioses encore (les X-Men), dont la valeur morale sera clairement mise en question. Entre-temps, une génération intermédiaire aura été sacrifiée, la magie aura quitté le vieux continent, à l’image du Golem de Prague qui, dans ce sixième tome, fuit le nazisme et embarque pour l’Amérique. Nos héros de feuilles à deux sous regardent, démunis, la nouvelle science s’ériger en instrument de mort. Pour la peine, on les oubliera. L’heure est sans doute venue de déchirer le voile d’hypnose tissé par Mabuse / Hitler pour retrouver ces héros primitifs à l’impuissance touchante.