Dans les 200 premières pages du livre, il y a cette scène où Edouard Limonov, épuisé après s’être fracassé contre le mirage de Manhattan avec sa copine mannequin, après des mois à crever de faim sans être publié, à coucher avec de grands Noirs dans les squares puis à jouer le valet de chambre pour milliardaire afin de manger, se retrouve à nouveau seul, sans argent et trouve encore la force de jeter sur le papier un mélange de « ressentiment, envie, haine de classe, fantasmes sadiques » qui deviendra son Journal d’un raté, un de ses meilleurs selon Emmanuel Carrère. « Les masturbateurs, les clients des revues et des cinémas pornos. Ils viendront tous, ils prendront les armes, ils occuperont ville après ville, ils détruiront les banques, les usines, les bureaux, les maisons d’édition, et moi, Edouard Limonov, je marcherai dans la colonne de tête, et tous me reconnaîtront et m’aimeront ». Déterminé à réussir, bouillonnant de vie, de désir et de colère.
Cet homme existe, Carrère l’a rencontré. A plusieurs reprises, pour lui-même et pour la revue XXI, il s’est entretenu avec ce Limonov qui le fascine, qui lui échappe mais dont il souhaite démêler le parcours comme celui de l’histoire de la Russie et celle de notre monde depuis la fin de la Seconde guerre. Car chez Carrère, tout fait lien, comme dans un jeu de miroirs. Tout est toujours aussi « plus compliqué que ça », même si cette expression le rebute tant elle a été épuisée par les esprits qui se disent « subtils ». Limonov vous évoque un écrivain branché qui s’oppose à tout dans L’Idiot International de Jean-Edern Hallier, dans le Paris des années 1980 ? Il a aussi été voyou en Ukraine, poète underground dans le Moscou des années 1970, puis soldat dans les Balkans (du côté serbe) pour finir de retour à Moscou, chef du parti national-bolchévique, nostalgique du communisme, envoyé à plusieurs reprises derrière les barreaux dans la très bordélique Russie d’aujourd’hui. Et quand bien même vous penseriez lire le portrait d’un excentrique, a(i)mant à femmes excessives et fils ingrat imbu de lui-même, ce sera encore une fois « plus compliqué que ça » : un reportage-monde ou un document sur les conflits de territoires et d’idées après 1945, rythmé comme un biopic hollywoodien. Un hybride des Années d’Annie Ernaux et de La Meilleure part des hommes de Tristan Garcia. Comme dans D’autres vies que la mienne, Carrère réussit à faire de l’introspection dans l’inspection, un autoportrait dans un portrait, d’une trajectoire personnelle des plus folles, un itinéraire de vie dans lequel chacun peut se questionner. Et derrière chaque ligne sur la Russie, on devine l’ombre de sa mère, la grande historienne, auteure de l’essai visionnaire L’Empire éclaté. Quand Limonov, le rebelle, séduit les intellos parisiens, Carrère est un jeune homme « trop cultivé », dont la rébellion contre ce qu’on appelait le politiquement correct « aurait pu servir d’exemples pour illustrer les thèses de Bourdieu ».
Si on aurait souhaité (et Carrère de le reconnaître en premier) que tout avance crescendo, qu’après avoir touché le fond Limonov trouve sa voie et la suive, qu’il reste irréprochable même dans ses choix radicaux, l’exigence du respect des faits pousse à la complexité, à la lenteur. Et c’est dans ces fissures que la magie de Carrère opère : faire part de ses doutes et de ses hésitations, de cet instant où le sujet de son portrait pourrait décevoir et tout faire s’effondrer. Une question se dessine comme le fil directeur du livre : comment vivre en tant qu’individu, social, politique ? Et comment on apprend finalement à vieillir ? Alors qu’il peine à trouver une fin à son livre, Carrère s’imagine, dans un désir de fusion totale avec son sujet, que Limonov aspire, comme lui, à une retraite paisible à la campagne. Mais là encore, l’homme lui échappe, superbe. C’est en vieillard mendiant dans une ville poussiéreuse d’Asie Centrale qu’il se rêve. Cette image, incroyablement forte, nous marquera très longtemps. Et Carrère de suspendre magnifiquement son jugement.