Le calendrier des sorties fait parfois bien les choses : calé après Le Braqueur et avant Sous toi, la ville (en salles le 15 décembre 2010), Everyone Else occupe une place centrale, à la mesure de son importance, au sein de cette déferlante allemande dont il constitue indéniablement le pic. Lumineux, le premier long métrage de Maren Ade (proche du réalisateur Ulrich Köhler, dont elle a produit le prochain film, La Maladie du sommeil) se démarque par une démarche moins conceptuelle que celle de ses confrères Eisenberg et Hochhäusler, issus de la critique (et fondateurs de la revue Revolver) : la part belle est donnée au jeu, à une spontanéité très enfantine et à un souffle sentimental qui sont loin, très loin des visions éthérées et hivernales du couple auxquelles le cinéma d’auteur européen nous a habitués. Deux amoureux trentenaires en vacances en Sardaigne s’y occupent à trouver la juste place pour continuer à séduire l’autre tout en restant fidèle à soi-même. Plus le film avance, plus l’écart semble se creuser entre ce qui est attendu et donné de part et d’autre.
Le couple se présente d’abord sous un jour trompeur, dans le rôle de parents en vacances avec leurs deux gosses. Une image dont on est dupe un court instant jusqu’à ce que ce tableau familial se désagrège : une dispute éclate entre la jeune femme et un des enfants, qui visiblement ne la supporte pas. Gitti ne se laisse pas démonter et incite la gamine à lui dire ce qu’elle ressent vraiment. Elle lui propose même de la tuer symboliquement. Chris, son copain (en fait, l’oncle des enfants) se marre en assistant à la fausse scène de meurtre, sa sœur un peu moins, qui arrive à ce moment-là pour récupérer ses marmots. Ce qui est très beau alors et donne parfaitement le la du film, c’est la manière dont la réalisatrice part d’une illusion (une image idéale, publicitaire et donc impossible de la famille) et s’en démarque pour aller interroger la vérité des sentiments (la haine, même éphémère, ressentie pour l’autre) en passant par le jeu, une autre forme d’illusion au fond, plus honnête, inventive et respirable. C’est dans ce périmètre-là – entre jeu, vérité, illusion, aspiration à la norme sociale – qu’évolue la mise en scène fluide de Maren Ade, dont l’architecture discrète et incroyablement riche établit d’étonnants trompe-l’oeil. Par exemple, une vitre que Chris ne voit pas et qu’il se prend en pleine figure, comme une gifle, ou un grand saut dans le vide sans conséquence (une des plus belles idées du film).
Au départ, Gitti apparaît légèrement vulgaire et un poil excessive, elle dit ce qu’elle pense et trouve en toute chose le moyen d’enjoliver le quotidien jusqu’à être parfois lourdingue. D’abord agaçant, le personnage se révèle passionnant à mesure qu’il devient purement et sublimement mélodramatique. Ainsi, quand Gitti tente de se conformer à ce que son mec attend d’elle en société (après l’avoir déçu en rentrant dans le lard d’une connaissance à lui puant le cynisme bourgeois), le basculement ne la rend pas moins entière, au contraire : abandonnant la transparence qui avait d’abord défini le personnage, le film passe à une intériorisation de ses émotions assez bouleversante. Maren Ade mise gros sur l’interprétation, d’une justesse rare, et mise au service d’une interrogation sur la représentation dans le couple subtilement tournée vers la vie. Surtout, impressionne sa manière de jouer avec les apparences et la réalité en partant d’une matière très réaliste et ordinaire dans laquelle elle puise une incroyable vitalité fictionnelle et une dimension tragique renversante. Sur un terrain rebattu (la crise du couple), notamment chez nous où s’empilent les tentatives piteuses sur le sujet, Everyone Else est plus qu’une bonne surprise : c’est un vrai petit miracle. Avec lui c’est, non seulement, la vigueur du jeune cinéma allemand qui se voit confirmée, mais aussi son épatante aptitude à se renouveler.