Je connais Stéphane Garry depuis une bonne dizaine d’années, j’ai même partagé un temps une colocation avec lui. Je pose ça en préambule pour justifier l’absolue subjectivité (et l’impossible objectivité) de l’article qui va suivre. Je retiens des espaces et moments partagés avec lui une gentillesse et une discrétion dont il eut été facile d’abuser, mais qu’il était inconcevable de ne pas respecter. Stéphane, colocataire, ne faisait pas de vagues (la musique jamais trop forte, les pas sur le parquet emmitouflés, les déjeuners pris dans la chambre), mais posait ainsi sa singularité, sa personnalité, par une manière d’être irréprochable, « sans histoires », qui mettait un peu plus en relief nos manières parfois brusques de nous imposer au collectif. Calme, tranquille, en un mot, sage (dans ses deux sens), Stéphane était un peu le bon élève de notre petite communauté, dont la présence atténuait d’éventuels conflits. Je ne voudrais pas qu’il prenne mal ce portrait intime, imparfait, parce que sa présence diffuse à nos côtés restera toujours dans ma mémoire comme une période apaisée, agréable. Et pourquoi ces souvenirs ? Parce qu’en écoutant son nouvel album, Three free trees, je me dis que la musique de Stéphane lui ressemble un peu : si sa discographie se coule dans une certaine tradition folk et rock nord-américaine (Eliott Smith, Wilco, O’Rourke, Flaming Lips), c’est en observateur européen, c’est-à-dire avec assez de distance, de recul, pour prendre le meilleur (la tessiture douce de la voix de Smith, le picking et les structures d’O’Rourke, les embardées belles de Wilco, la folie ludique de Wayne Coyne), sans en rajouter, mais en respectant les codes, en se glissant savamment dans cette histoire, en faisant de ces hommages rendus autant d’exercices de style (assez virtuoses, comme en témoigne The Way down, incipit enlevé tout en breaks rythmiques) qui lui permettent de s’y intégrer, d’y trouver sa place, et au final, de s’en affranchir.
Si Three free trees n’a pas la tendresse juvénile du premier Crumble (2004) ou l’ambition sophistiquée du précédent The Peak (2008, avec les apports de Domotic ou Paloma), il se situe parfaitement dans leur entre-deux, mariant spontanéité pop et mélancolie intimiste, morceaux à tiroirs et boucle rythmique finale qui ne clôt pas le disque, mais le fait sortir de lui-même. De sa place d’outsider (français chantant en anglais, pas loin de Don Nino dans le respect dû aux maîtres anciens), Pokett a su imposer son écriture et sa singularité, nettoyant ses compositions des artifices (pas de cliquetis électroniques, comme sur The Peak, mais des morceaux qui sonnent live, qui s’accordent de francs soli de guitares), bref, décomplexées. Someone you know, avec ses montées à l’octave et ses breaks tendus a ainsi tout du petit tube power-pop, qui recèle autant une belle dextérité que le simple plaisir de manier l’énergie la plus électrique. En ce sens, Three free trees est aussi un album de groupe, consolidé le long des tournées, les compères Scalde et King QIV faisant plus que participer, mais fortifiant de leur expérience commune des compos qui gagnent en profondeur à mesure qu’on les écoute (en reliefs aussi, comme le suggèrent avec humour les petites lunettes 3D offertes avec le CD).
Finalement, on a l’impression que Stéphane s’est fait plaisir, et le plaisir s’entend, comme un sourire au téléphone. On ne dira pas que Three free trees est « sans prétention », mais plutôt qu’il a celle très simple et très nécessaire de transmettre le plaisir que l’on ressent à jouer de la musique, à être une bande de potes qui joue ensemble, à produire quelque chose ensemble. Je crois que Stéphane a trouvé sa maison.