On chaparde, on louvoie et on trafique beaucoup dans le dernier Iosseliani, bordélique et gracieux. On passe, sans toujours s’en rendre compte, d’un décor de cinéma qui ressemble à s’y méprendre à la réalité à une réalité qui a tout d’un terrain de jeu cinématographique. On se faufile comme des anguilles entre l’art et la vie, le passé et le présent, la Géorgie et la France, la famille et une équipe de tournage. On compose tant bien que mal avec la censure du régime communiste puis avec des producteurs français (qui ne valent pas mieux ?) imbattables dans l’art de mettre des bâtons dans les roues – parmi eux, Pierre Etaix, plutôt bien renseigné sur le sujet. On entre par une porte et on ressort par une fenêtre. On enjambe des obstacles, matériels et professionnels.
Qui, « on » ? Un jeune réalisateur géorgien prénommé Nicolas, double très probable du cinéaste, et nous, spectateurs immédiatement complices. La matrice sinueuse et aventureuse du film prend source dans l’enfance. Le vol commis par Nico gamin, appareil photo en bandoulière, et ses deux amis, a tout l’air d’une scène primitive. La bande à part s’introduit dans une grotte qui fait office de lieu de culte et y pique des icônes. Ils échappent au maître des lieux au moyen d’un tour de passe-passe burlesque et s’en retournent comme ils étaient venus, passagers clandestins d’un train. L’image des trois gosses en tenues d’écoliers accrochés à l’échelle d’un wagon, portés par le mouvement de chenille lourd et lent du monstre de fer est l’une des plus belles scènes du film. On ne s’étonne pas vraiment de la voir ressurgir plus tard, comme la réminiscence d’un monde lointain et surtout d’un désir de cinéma qui constitue le beau, viscéral et douloureux souci du film. C’est sans doute cette nécessité de prolonger ce mouvement initial qui permet à Iosseliani d’échapper au conservatisme poétique dans lequel il a pu tomber certaines fois et de décoller véritablement.
Si le cinéaste franchit les portes, déjà ouvertes, d’une séduisante contrée (celle très cinéphile de l’enfance de l’art et du cinéma comme entreprise de contrebande), il le fait ici comme il se doit : tel un artisan mais aussi tel un aventurier. De son enfance, Nico tire une leçon profitable, à savoir une liberté de mouvement et un goût de la fuite dont le cinéaste qu’il deviendra saura se souvenir pour insuffler de la vie dans ses films et composer tant bien que mal avec les contraintes politiques et économiques. Il y a quelque chose de très renoirien dans cette manière d’appréhender le monde et le cinéma en contournant leurs règles pour suivre son propre désir – Boudu sauvé des eaux est d’ailleurs clairement cité. Même si le découragement et l’aigreur gagnent au fil des déconvenues professionnelles, ils n’auront pas le dernier mot, et c’est là qu’est la belle réussite de Iosseliani, qui ne perd jamais de vue les rails vagabonds empruntés au début du film, comme si sa caméra y était à jamais vissée. Contrairement à ce qu’indique le titre, Chantrapas (du français « chantera pas ») est très musical et la mort – une sirène noire qui frétille de la queue – entraîne le réalisateur dans une nage qui semble libératrice. Plus que jamais ici, le cinéma apparaît comme un art de la contrariété, du paradoxe et de la résistance.