C’est comme deux bêtes traquées au milieu de la nuit qu’apparaissent les héroïnes du roman de Sofia Oksanen, découverte de cette rentrée 2010. L’une, Zara, une jeune prostituée russe, a réussi à fuir les proxénètes qui lui avaient promis travail et argent à l’Ouest ; l’autre, Aliide, est une Estonienne âgée, cloîtrée chez elle, dans la forêt, à l’abri des pillages et des représailles contre ses engagements passés. Nous sommes en 1992. A l’origine de la venue de Zara chez Aliide dans ce village isolé de l’Estonie occidentale, une photo où sa grand-mère figure aux côtés de la vieille femme. Cette scène presque fantomatique, l’écrivain finlandaise Sofia Oksanen l’avait d’abord conçue comme une pièce de théâtre, la confrontation de deux itinéraires féminins de soumission et de peur faisant écho à l’histoire chaotique de l’Estonie. Un roman réquisitoire, construit à base d’archives, qui redonne vie à ce pays au passé douloureux, sous domination allemande puis russe, qui a connu les déportations massives vers la Sibérie sous le régime soviétique avant la souveraineté et, finalement, une difficile intégration dans l’espace européen.
Face à face dans la petite cuisine, les deux femmes s’évaluent en silence, s’apprivoisent puis finissent par comprendre, dans leurs gestes et leurs paroles, ce qui les relie : l’expérience de la violence des hommes. Pour Aliide, la torture et l’humiliation quotidienne exercées par les occupants soviétiques contre tous ceux soupçonnés de sympathie envers « l’ennemi fasciste », le résistant ; pour Zara, celle des Russes, encore, qui après l’effondrement de leur empire se sont mis à utiliser les femmes comme objets de plaisir et moyens de faire fortune. Faisant alterner ce huis-clos domestique avec le récit du passé d’Aliide et celui de Zara, Sofia Oksanen déroule son roman dans le double sens de son titre : Purge, comme l’élimination des éléments indésirables d’un pays sous un régime autoritaire, un sort qui fut celui de tous les proches d’Aliide sauf elle ; Purge, aussi, comme l’acte de débarrasser un corps des résidus qui l’obstruent.
Car dans cette cuisine, Aliide et Zara se lavent : d’avoir trahi par faiblesse et par jalousie ceux qui ont résisté contre l’occupant, de ne pas avoir su s’opposer jusqu’au bout, d’avoir cru aux chimères d’une existence paisible et de l’argent facile. Le plus lourd à évacuer reste un terrible secret de famille qui fige le roman dans un malaise étouffant et ne sera révélé qu’à la fin. Un dénouement qui pose des questions essentielles : que sommes-nous prêt à sacrifier pour notre survie ? Que reste-t-il de nos actes après coup ? Que transmet-on vraiment ? Avec ce roman historique exigeant qui met la lumière sur une période encore méconnue de la Deuxième Guerre mondiale, Sofia Oksanen signe un très beau roman de femmes où le poids de l’héritage familial évoque le Jonathan Coe de La Pluie avant qu’elle tombe.