Dans la tradition américaine du roman fleuve, de la fresque historico-socio-familiale, difficile de trouver plus exemplaire que ce bien titré America, America. Récit à la facture ultra classique, narration « à l’ancienne » : le romancier, connu pour ses nouvelles, raconte sur le mode du souvenir, une histoire de dynastie, entremêlant politique, analyse sociale et secrets de famille. Tout gravite autour de la petite ville de Saline où a grandi le narrateur, Corey Sifter. Quand le récit commence, il a une cinquantaine d’années ; fils de plombier devenu rédacteur en chef pour un journal local, il doit son ascension sociale à la main bienveillante posée sur lui, du temps de son adolescence, par le magnat local -héritier d’une fortune minière), Liam Metarey. Et ce sont les funérailles en grande pompe du Sénateur Henry Bonwiller, candidat malheureux à la présidentielle 1972, qui éveillent en lui l’envie de revenir sur l’histoire enfouie, les non-dits d’une campagne à laquelle il fut mêlé, du début à une fin nécessairement tragique.
Canin insuffle savamment au récit, dès ses premières pages, un parfum de scandale. Il lâche quelques mots. Il y aurait une jeune femme, évidemment morte. Et puis « Anodyne Energy ». On ne sait pas vraiment où on va, mais l’auteur semble si bien savoir ce qu’il fait qu’on se prend au jeu. Dans un premier temps, du moins. On suit donc Corey qui raconte les lieux, la ville de Saline et la propriété d’Aberdeen West, les gens, sa famille, celle des Metarey, le Sénateur « Bon », le cadre historique, social, culturel, politique, évidemment. Le tout intéressant, mais qui dure, interminablement. Comme si Canin, à un moment donné, n’avait plus été capable de couper, d’effacer des personnages secondaires sans importance, des histoires dans l’histoire sans intérêt. Le résultat est d’autant plus chaotique que d’autres moments sont excellents : la réflexion du narrateur, à ce moment où il regarde en arrière, décide de faire le bilan des années passées dans un souci de transmission (à ses filles, en l’occurrence) est parfaitement amenée, suivie, justifiée ; les passages « campagne présidentielle » n’en paraissent que plus maladroits. D’autant que les mésaventures sentimentales du brave Sénateur « Bon » ne peuvent pas ne pas rappeler le scandale Ted Kennedy, et l’accident qui en 1969 coûta la vie à sa passagère, après que la voiture du Sénateur a plongé dans une rivière. Joyce Carol Oates s’était déjà attaquée à ce morceau de petite histoire en marge de la grande dans le très bref mais infiniment percutant Reflets en eau trouble.
Le récit de Canin prend du coup des airs de déjà lu : on s’achemine vers une fin peu convaincante. C’est d’autant plus dommage que l’ambition initiale ne s’efface jamais complètement. Simplement, elle semble s’étouffer, sous le poids peut-être de trop de références, d’un héritage trop lourd à porter : celui de cette tradition du grand récit made in US. On se prend à tourner les pages plus vite… Mais il faut aller jusqu’au bout, ne serait ce que pour lire l’ultime métaphore d’un temps disparu : Aberdeen West, le domaine préservé, transformé, dans les dernières pages, en un énième centre commercial. God save America.