Commencées en 1976 dans L’Echo des Savanes (première série), les bandes quotidiennes du Baron noir ont animé les colonnes du Matin de Paris de 1977 à 1981, dessinées par Yves Got et scénarisées par René Pétillon, mais aussi parfois par Got lui-même, Christian Godard, Mandryka, Martin Veyron et Patrice Caumon, même si aucun de ces derniers n’est pourtant crédité au sommaire de cette formidable réédition intégrale, revue et corrigée (?) par les auteurs (mais on leur fait confiance, on n’a pas été vérifier). Prédateur sans scrupule, le baron noir (un aigle) occupe ses strips à décimer les rangs d’un troupeau de moutons. Fidèles à leur réputation, les panurgiques laineux restent stoïques face aux attaques en piqué façon Stuka du baron qui effectue des « prélèvements régulateurs » sans réelle motivation apparente (la chasse ? la faim ? l’ennui ?). Chacun sa place et sa fonction dans l’ordre économique du monde et le troupeau sera bien gardé.
D’autres animaux apparaissent également dans cet univers anthropomorphe : un éléphant et une tortue, deux intellectuels qui causent beaucoup (« Ne schématisons pas. Les analyses historiques et économiques sont impuissantes à expliquer l’apparition et la domination du Baron noir ») et ne font rien, des rhinocéros policiers (« Chef ! Chef ! J’ai besoin d’un congés, je vois des délinquants partout ». « Mais il y a des délinquants partout »), des charognards existentialistes, des tatous propriétaires, etc. Le baron doit également affronter la concurrence de Jo Crocodile qui voudrait bien prendre sa place auprès des moutons, avant d’être lui-même surclassé, chassé de son nid et sur son propre territoire, par un prédateur exotique venu d’une île lointaine par delà l’océan, un dragon vert robotisé, prochaine étape de l’évolution vers un capitalisme sauvage et décomplexé. Sans être vraiment une bande d’actualité au jour le jour (où la classer : rubrique économique, politique ou fait divers ?), le Baron noir prend la température de son époque mieux qu’un thermomètre planté dans le cul des années Giscard. La société française achève sa mue vers la modernité, découvre des mots nouveaux qui font peur : nucléaire, concurrence, chômage, pénurie, inflation… La série est déjà bien installée pour le deuxième choc pétrolier. Dommage qu’elle s’arrête sans avoir pu savourer toutes les joies du socialisme bêêêêlant.
Ce qui n’empêche pas les vocations : durant l’été 1988, le Baron noir s’amusait encore à passer nuitamment sous les jambes de l’Arc de triomphe, mettant en émoi les rhinocéros du ministère de l’Intérieur et de la Défense. A la relecture, la satire n’a pas pris une ride, et pour cause : trente ans plus tard, la société n’a fait que confirmer les géniales intuitions du Baron. Il n’y a bien que la cendre des volcans qui pourrait aujourd’hui l’empêcher de voler.