Livre difficile et parfois pénible, La Fin a été finaliste du National Book Award en 2008. C’est le premier roman remarqué d’un natif de Cleveland, Ohio, ville où se déroule une bonne partie de l’histoire. La Fin se présente comme une sorte de chœur antique de personnages en dialogue avec leur conscience. Leurs voix intérieures permettent à Scibona d’explorer les doutes et les questionnements des immigrés qui ont fait l’Amérique. Tableau humaniste, à mi-chemin entre réalisme et hypnose, La Fin suit, dans une lente plongée intérieure, le basculement de la vie d’un boulanger de Cleveland, Rocco LaGrassa, à l’annonce de la mort de son fils tombé en Corée (nous sommes en 1953). Figure martyre d’une classe laborieuse qui a survécu au naufrage de la Grande Dépression, Rocco ferme boutique pour rejoindre sa femme qui l’a quitté pour du travail sur la côte Est. La quête de Rocco se déroule sur fond de monologue, dans une succession de plans « intérieur » (la souffrance du boulanger, son refus de voir les faits) et « extérieur » (les cérémonies de la fête de l’Assomption à Cleveland). La figure solitaire de LaGrassa croise d’autres personnages, anonymes ou non, et ces rencontres produisent des bribes de dialogues, une langue éparpillée, saisie au vol – le dialecte d’une Amérique qui n’en finit pas de naître.
Au fond, la seule vraie histoire ici est celle, mélancolique, du passé européen de l’Amérique. Une ballade où chacune des individualités qui ont fait les Etats-Unis avancent vers la gloire ou, plus souvent, vers la perte, pour finir par ressembler aux figures d’une tragédie. Un homme battu traverse un pays vide et déserté ; une matrone en colère veut léguer son héritage à une jeune femme ; une autre se souvient de son Lazio natal. « Ma conscience ressemble à une lumière très vive que je braque sur la chose que j’ai en tête, avant de passer à une autre », confie l’un des personnages à la fin du livre. La phrase résume en condensé l’entreprise de Scibona, qui procède par touches détaillées à l’examen de la conscience collective de l’Amérique immigrée – jusqu’à atteindre, d’ailleurs, une certaine forme de statisme.
Scibona sait repérer et décrire avec un certain brio la bizarrerie d’un geste, d’une grimace ou d’un faux-pas, comme dans cette scène où Rocco, en visite aux chutes du Niagara, se perd à la frontière invisible entre Etats-Unis et Canada en s’étant mis en quête du marchand de glace. Il s’agit ici, surtout, d’un hommage doublé d’un tour de force stylistique, par lequel Scibona convoque, avec des phrases d’une complexité parfois déroutante, l’esprit d’un lieu – en l’occurrence Elephant Park, quartier populaire de Cleveland où vivent Rocco et ses concitoyens. Mais La Fin est peut-être aussi l’un de ces rares livres traduits (par l’excellent Brice Matthieussent, lui-même au-dessus de tout soupçon) auxquels la traduction ne peut justement pas rendre justice. « La perspective de la destruction de toutes ses avancées par la mort était un poison qu’elle tentait d’absorber avec stoïcisme et à l’aide d’une phrase palliative : « Toutes les filles de la musique seront abaissées », disait-elle mais sans beaucoup de conviction ». S’il ne fait guère de doute que ce roman est un tour de force de langage, force est aussi de constater que la complexité du phrasé de Scibona distrait nettement plus qu’il ne captive. Livre inclassable, donc ? Ou peut-être trop facilement classable, justement ? On pense certainement à Faulkner (la quatrième de couverture ne se prive pas de le signaler), mais on pense aussi, et surtout, à l’ambition d’un premier roman plein de défauts et d’excès, un livre inabouti, bien qu’écrit avec un indéniable courage.