Comme La Ville sorti en 2000, Femmes du Caire n’est pas un film mais une profusion de films. Sublime entrelacement de trois récits de vie reliés par un quatrième les surplombant, façon Contes des mille et une nuits. Au-delà du simple plaisir de raconter et de prolonger le filmage pour le filmage, souvent à l’origine des récits parcellaires (type séries, dont l’univers de Femmes du Caire ne s’écarte pas tant), il y a dans cette fragmentation un vrai désir de sonder, de radiographier un moment de société et de dresser une carte des moeurs égyptiennes contemporaines. Mais Femmes du Caire est loin de ne se résumer qu’à une mission d’observation. Car s’il s’agit bien plutôt d’y inverser par un scénario-putsch, deux heures durant, des rôles injustement distribués dans une société excessivement dominée par les hommes (devenant ici simples objets de désir quand les femmes ont la parole), le nouveau film de Yousry Nasrallah n’épargne rien, ébranlant tout sur son passage, justice, politique et médias. Hebba, journaliste TV très provocatrice, anime une sorte de C dans l’air sur une chaîne nationale. Mais sous la pression de son mari désireux d’accéder à la rédaction en chef d’un grand quotidien, elle décide de calmer quelques temps le jeu politique en n’invitant plus que des femmes victimes ou actrices de faits divers. C’est le début d’un douloureux feuilleton de trois prime-times consécutifs.
Femmes du Caire, sorte de Shirin (Kiarostami) version mélo à rebondissements, est un immense film sur le visage féminin. Celui de ses invitées d’abord, qu’on voit pixelisés dans un écran de plateau placé derrière la présentatrice, créant un champ-contrechamp d’un plan et l’opposition frontale de deux conditions : la souffrance de celle qui vient se confesser et le fard de celle qui porte le masque du plus grand nombre, le monstre audience. C’est d’ailleurs enveloppés dans le visage d’Hebba, par ses yeux, que nous entrons dans le film, par un long plan subjectif mi-Halloween (le Carpenter) mi-Homme sans passé (Kaurismaki) dans un rêve spectral plongeant dans son appartement kitsch de nouveau riche occidentalisé et sexuellement libéré se tenant loin des réalités. Le visage d’Hebba, noyé sous le rouge à lèvres et le fond de teint n’est pourtant presque plus celui d’une égyptienne. Poupée. Il est plus voilé encore que celui de ses contemporaines. « Si le voile du visage est fait de tissu, celui de l’esprit est de fer » criera sur le plateau sa première invitée un peu dingue. Et ce voile de fer, nous dit Nasrallah, c’est le joug de l’homme. Femmes du Caire, c’est au fond le récit magnifique d’une émancipation valant pour toutes, celle d’Hebba, yeux sans visage, se découvrant une histoire personnelle, une vérité distinctive et les premiers contours d’une figure humaine.