Par expérience, on a fini par se méfier du cinéma fantastique espagnol, du moins de tout ce qu’il draine, ce style ampoulé obsédé par le gothique et Hitchcock, ses références enclumesques au franquisme ou à la seconde guerre mondiale. Si Les Yeux de Julia y puise une partie de son ADN (la meilleure : beaucoup de tonton Hitch, mais pas le grand-père tortionnaire caché derrière la porte), sa nature le rapproche plus nettement d’un giallo, genre voisin, mais infiniment plus modeste, moins sujet à métaphore foireuse, que jeu pervers ludique et tout simple.
L’ouverture peut d’ailleurs se voir comme une superposition subtile des deux genres. Elle commence par un spectacle de terreur fantastique qui pose le cœur anxiogène du film : une blonde tâtonne dans son salon, terrifiée par une présence invisible, avant d’être retrouvée pendue dans sa cave. La victime a une soeur jumelle, qui, frappée du même syndrome de cécité progressive, se retrouve harcelée par la même présence incernable, alors qu’elle reprend seule l’enquête du meurtre. En une magistrale course-poursuite lancée dans un écheveau de canalisations, le doute n’est plus permis. La menace, bien que surnaturellement discrète, est belle et bien concrète : le dos et la nuque du tueur que l’on voit distinctement, et que la blonde Julia, pourchasseuse le temps de la scène, touche même du doigt – effroi total. Ce sera donc un giallo, un vrai, et dorénavant, le réalisateur Guillem Morales ne s’amusera plus à intervertir les rôles. Julia reprend sa place de proie traquée, et claque des dents jusqu’à la fin.
De même, rien ne vient perturber l’efficacité générale, pourtant soumise à quantité de scories dont beaucoup de thrillers ne se remettraient pas : une foule de personnages secondaires en plomb, pas mal de rebondissements téléphonés, qui conduisent parfois le récit à prendre l’allure d’un whodonit aussi léger qu’un slasher écrit par Kevin Williamson. Il s’agit pourtant de ne pas se tromper. Cette manière de flirter avec les limites de la vraisemblance et du bon goût est une sorte de prix à payer, un mal nécessaire. Non seulement, on le répète, elle n’altère pas la qualité du suspense (toutes les séquences de harcèlement sont admirables), mais elle permet au contraire de le prolonger jusqu’à l’insoutenable : quand les yeux de Julia recouvrent la vue ou non, quant le danger se rapproche au-delà du prévisible.
Chaque coude de scénario est autant l’occasion d’un reload basique de la machine à faire peur, que d’insuffler un peu de profondeur à l’ensemble. On insiste un peu sur la théorie (le regard au cinéma, l’évanescence des corps, mais rien de vraiment prétentieux), on donne aux personnages la chance d’exister un peu. Si l’héroïne Julia patauge un peu dans la semoule hitchcockienne (son interprète Bélen Rueda, bimbo quadragénaire trop (re)tapée, n’y est pas pour rien), le méchant, prédateur félin et pathétique comme un pervers à la Fred Walton, est beaucoup plus réussi.