On avait perdu un peu de vue Kamel Khélif depuis son incandescent Ce pays qui est le vôtre paru en 2003 (chez Frémok), témoignage croisé entre le souvenir d’une garde à vue pour un crime qu’il n’avait pas commis et le retour sur son enfance algérienne. En 2008, il participe à I live here, un très beau projet chez Pantheon Books, initié par l’actrice Mia Kirshner (oui, oui, celle de L World et du Dahlia noir), sur les populations déplacées, à laquelle collaborent, outre Khélif, des pointures comme Joe Sacco (dont le prochain travail portera précisément sur ce thème) ou Phoebe Gloeckner.
Avec La Jeune femme et la mort, dont le titre renvoie explicitement au quatuor pour corde de Schubert, il s’est associé au psychanalyste et écrivain Nabile Farès, pour une histoire qui avait initialement été publié dans la revue Le Cheval sans tête. Khélif met ici en images un récit de Farès chaotique et poétique, à la fois très référentiel et non linéaire, qui renvoie inlassablement à un double rapport personnel et collectif avec l’Algérie. Dans les premières pages, un personnage émerge de la planche et des taches d’encre et de fusain, à la manière de certains dessins de Joseph Beuys. Ce trait inimitable de Khélif, le lecteur le retrouve dans un étrange mélange de plaisir esthétique et d’appréhension, tant il sourd de ces impressions rétiniennes une certaine angoisse, une sensation d’étouffement et de noyade. Très vite le personnage-lecteur disparaît (dans les pages du livre qu’il lit ou que nous lisons ?) derrière les pensées de Yemna, une jeune femme qui vit dans les montagnes du Titteri, à Madala, au sud d’Alger. Alors qu’un incendie vient de se déclarer, et que « le ciel est devenu tableau à cause de la fumée », elle se remémore un événement qui condense toutes les déchirures de ce pays, le massacre d’un jeune couple par des fanatiques dans l’école où elle conduit sa fille. Alors qu’elle se cache, terrorisée, se superposent à ses pensées des strates d’histoire, depuis 1840 jusqu’à l’enfance de Yemna dans une Algérie en voie de décolonisation. Yemna est alors cette voix tragique, comme le coryphée d’un peuple dont la voix est étouffée par le poids d’une histoire pleine de bruit et de fureur. La langue même est source de questionnement et de confusion, cet autre (on voit là un leitmotiv lacanien qui n’est guère surprenant chez Nabile) langue que perd Yemna devant l’indicible et le monstrueux, devant l’innommable, cette « langue étrangère vivante qui dort en un autre temps de monde que celui de la morsure des flammes ».
Il faut accepter de ne pas tout saisir de la parole brûlante de La Jeune femme et la mort, tout comme Benny Lévy disait que les mots de la Torah brûlent et échappent au logos philosophique. Mais l’on peut s’abandonner, corps et âme, à cette beauté brute, magnifiée par des planches que ne renieraient pas Breccia ou Baudoin. Et qui consacre définitivement Kamel Khélif comme leur digne héritier.