Il faut bien le dire, on ne s’attendait plus à aimer beaucoup un film de Ruiz. La première surprise ici est de découvrir un film relativement en retrait, au regard à la fois des expérimentations plus tordues d’une partie de son oeuvre, et du foisonnement romanesque qu’appelait a priori le matériau. Le récit de l’enfance de Pedro, et la myriade d’intrigues qui l’accompagnent (doubles vies, meurtres, trahisons…), témoignent à l’évidence de ce goût jamais démenti pour le feuilleton et le conte qui, lié à un sens plus élitiste de la modernité, a toujours constitué l’horizon plus ou moins avoué de son cinéma. Et pourtant, malgré son incontestable densité, cette adaptation de la saga de Camilo Castelo Branco ne frappe pas par son bouillonnement romantique. Elle témoigne au contraire d’un classicisme qui, tout en préservant une grande part de l’agilité narrative de Ruiz, lui apporte quelque chose de plus serein, et altier.
Ce choix de la sobriété est à double tranchant. Si l’on est heureux de retrouver ce phrasé portugais chantant, et un type d’adaptation que l’on croyait réservée à Oliveira, on peut craindre au début que cette sagesse ne dénote en réalité un certain manque d’inventivité. Syndrome Les Ames fortes (autre adaptation littéraire, et Ruiz particulièrement oubliable) : un académisme à peine secoué par quelques affèteries de forme (transparences, étrangeté des cadrages…), témoignant d’une impuissance du cinéaste à proposer, au fond, un véritable regard. Et pourtant, il est vite évident que ces Mystères de Lisbonne valent mieux que ça : ce n’est pas seulement une question de rigueur, c’est une vraie majesté qui est ici à l’oeuvre.
Le film privilégie les plans très larges, où les personnages déambulent, énigmatiques et lointains, porteurs de mystères auxquels il nous faudra un moment pour accéder. De fait, c’est avec la deuxième partie que les choses prennent vraiment leur envol. Que le récit prenne une forme beaucoup plus éclatée, avec des va-et-vient géographiques et temporels, en est la manifestation la plus évidente, mais une fois encore, on sent bien, comparé aux sommets passés du cinéaste (Trois vies et une seule mort, Généalogie d’un crime…) que le centre d’intérêt s’est déplacé. Ruiz ne cherche plus à nous perdre, au contraire il prend soin de préciser, au fur et à mesure, les époques et liens de parenté : s’il est toujours aussi joueur, le fantasque apparaît aujourd’hui plus diffus et ne se manifeste plus que par de légères inflexions dans le cours du récit. Ses innovations narratives, assez proches de celles d’un Robbe-Grillet, sont aujourd’hui mieux dosées, parfaitement intériorisés, et en s’estompant, ce soucis de la modernité (qui n’a jamais été qu’une modernité, donc datée) offre paradoxalement à ce cinéma une présence et une force nouvelles.
Cette deuxième partie, donc, est assez incroyable. Si le feuilletonesque continue de prévaloir, un lyrisme plus prononcé y apparaît, tandis que le fantastique affleure. Le film alors semble beaucoup plus libre vis-à-vis de son matériau de départ, donnant l’impression de piocher un peu partout (chez Branco évidemment, mais aussi Balzac, Sue, et même Poe), s’éloignant de l’adaptation un peu « carrée » qu’il laissait entrevoir pour s’engager dans une promenade beaucoup plus gracieuse et fantaisiste à travers cette littérature du XIXe dont il restitue merveilleusement l’esprit. Le film plusieurs fois pourrait tomber dans l’exercice de style délicat et raffiné, mais il a pour lui des personnages passionnants dont il faut dire un mot. Hier, Ruiz se serait empressé de les placer dans les situations scénaristiques les plus improbables – et d’ailleurs il lui reste, de ce côté, largement assez de cabinets secrets et de changements d’identité pour s’amuser. Mais il a aussi appris à les observer plus calmement, avec une attention et peut-être une empathie nouvelles (par exemple à l’égard du personnage de Clotilde Hesme). A ce titre, la fin de vie de Pedro, retracée dans les dernières minutes du film, est sans doute, à ce jour, ce que le cinéaste a réalisé de plus émouvant, et rappelle le finale sublime de Ne touchez pas la hâche. Le cinéma de Ruiz a gagné en simplicité, sans rien perdre de sa superbe : Les Mystères de Lisbonne est, à l’évidence, l’un de ses plus beaux films.