« Who are you, really ? ». Plusieurs fois June Havens (Cameron Diaz) posera la question à Roy Miller (Tom Cruise), espion dingo débarqué dans sa vie au détour d’un aéroport. D’abord sous le charme du bel inconnu, la jeune femme découvrira son job secret quelques minutes après leur rencontre, à 10,000 pieds d’altitude, lorsqu’il trucidera l’équipage de son avion. En gardant le sourire. Attirée mais effrayée par ce grand maniaco-séductif, la jeune femme le suivra pourtant dans une drôle d’aventure à base de complot international et de duracell nucléaire. « Who are you, really ? » disions-nous. Voilà tout le sel théorique de Night and day : qui est Roy Miller ? Ou plutôt : qui est Tom Cruise ? Voilà un moment que la question se pose de films à sa gloire en apparitions publiques, de guest-rôles en interviews, sans qu’une réponse satisfaisante se fasse jour. Fou ? Génie ? Démon ? Grâce à Night and day, on en sait un peu plus : l’acteur mégalo et son personnage sont ici concaténés, confondus en un même corps forcément indécidable. On s’étonnait, il y a quelques temps, de la capacité de Robert Downey Jr à circuler d’un côté à l’autre de l’écran (Sherlock Holmes), de l’échange qui se joue toujours entre l’acteur et ses personnages au point de ne plus savoir qui vampirise qui. Tom Cruise nous semble déjà au stade supérieur. Depuis qu’il a les fils qui se touchent, notre mogul scientologue est passé de l’autre côté sans retour possible. Il n’est plus un acteur, il n’est plus un personnage, il est tout à la fois et en même temps. Un pur objet de cinéma jamais dupe de lui-même.
D’aucuns objecteront que le cinéma de Tom Cruise n’a jamais parlé que de lui. Et ils auront raison. Mais jamais avant Night and day – mis à part peut-être dans Eyes wide shut – la chose n’avait été formulée avec autant d’acuité, jamais surtout l’acteur ne s’était approché si près de son propre gouffre (d’ailleurs le film se donne symboliquement comme une sorte de best-of cruisien). C’est que Cruise se tient aujourd’hui à un tournant de sa carrière, une charnière aux allures de crépuscule. Crépuscule médiatique (image ternie par la scientologie) mais aussi commercial (son box-office en berne). Paradoxe inédit : c’est maintenant, alors qu’il n’a jamais été aussi bon (revoir M:I:3 et Tropic thunder), que le public se détourne de lui. Parce que le public n’aime pas les dingues. Les vrais. Et chez Tom Cruise, le talent est désormais indissociable de sa folie. Il faut voir ce qui passe ici dans son regard, dans ses gestes, ce mélange d’assurance crâneuse et de fêlure irréparable, ce charme vésanique qui s’exhale dès qu’il vous fixe. Trop parfait pour être sain, donc idéal pour le rôle. Voir aussi la manière qu’il a de balancer ses répliques dans un entre-deux étrange, jamais vraiment cabotin, pas pour autant détaché, à une distance idéale entre Roy Miller et Tom Cruise. Là où il fallait être ; là où il se trouve actuellement. Claquemuré dans cette image intermédiaire de lui-même, Cruise est comme une victime consentante du monstre médiatique qui l’a remplacé. Ce qu’on voit dans Night and day, ce n’est plus Tom, ni même Roy, c’est un pur artefact coincé derrière l’écran. Pas un hasard si son personnage se fait régulièrement projeter contre des vitres ou des pare-brises plein cadre, mais sans jamais les briser : quelle plus belle métaphore d’un acteur invincible mais prisonnier de sa propre image ? Incapable de s’évader dans la profondeur, de briser le quatrième mur, notre espion ne connaît en revanche aucune limite diégétique. Intelligemment libéré par le style fluide, presque transparent de James Mangold, il s’empare du champ, en dévore le territoire. Le voilà qui change de pays en un cut, surgit du hors champ sans prévenir, se joue des lois physiques, tord l’espace-temps à son gré, absorbe les balles, tombe mais se relève… A la fois maître et prisonnier en son royaume, fondu mais enchaîné.
Et puis, à mesure que les cascades cartoonesques se succèdent, l’horizon mimétique de l’acteur se dégage : à bien y réfléchir, Tom Cruise n’est plus très loin du toon. De sa folie comme de sa dépression. On aurait déjà du s’en douter à le voir cavaler de film en film, le torse trop droit, les paumes grandes ouvertes, le corps sur-équilibré, mais le visage effrayé par le rythme de ses jambes, en tout cas déconcerté par la vitesse de son propre corps (à comparer avec la concentration minérale d’un Matt Damon). On pense au regard apeuré de Coyote réalisant que le mur approche trop vite, ou aux yeux roulants du Screwy Squirrel. Depuis Qui veut la peau de Roger Rabbit ?, personne n’ignore qu’eux aussi sont de purs objets de cinéma, des artefacts enfermés dans leur dramatique statut de toon. Quel que soit le côté de l’écran. Et c’est là que le choix de Cameron Diaz prend toute sa saveur. Elle qui rayonnait dans The Mask en projection fantasmée des pin-up de Tex Avery, elle-seule et son sourire trop grand pouvaient donner la réplique à un Tom Cruise total -comprenez psychopathe indestructible- sans se faire bouffer tout cru. Une polarisation que l’on retrouve jusque dans le beau titre original, « Knight and day », qui contient presque tous les enjeux du film et peut se lire dans tous les sens. Mieux : le duo trouve en bout de course un surprenant équilibre, une sorte de transfert de masse entre Knight et Day assez typique des films du comédien (de La Firme à Minority report, le salut de Tom Cruise vient souvent des femmes). Un petit tour de force à mettre au crédit de James Mangold, solide artisan qui n’a jamais dévié de sa méthode : confier à ses acteurs le moteur dramatique, cinétique et réflexif de ses films (revoir Copland, Identity, 3h10 pour Yuma…). Un programme qui atteint ici un petit point d’achèvement en débouchant sur l’autoportrait d’un immense acteur nommé Tom Cruise : une méga star qui, en se confondant avec son propre personnage, s’est finalement condamnée à faire son cinéma.