Les rues de Sofia, comme balayées par un vent de désoeuvrement civil. Deux frères qui errent de dérélictions en mauvaises passes. L’aîné, artiste sculpteur, se remet difficilement de sa dépendance à la drogue et ne trouve aucun placébo à une réalité qui le plombe. Le benjamin, jeune étudiant s’enrôle dans un gang néo-fasciste, sans véritable conviction si ce n’est celle d’échapper à la pression de ses études ou des remontrances réactionnaires de son père. L’irruption d’une famille turque, molestée une nuit par la bande de skinheads, va faire éclater les perceptions des deux frangins (l’un participant, l’autre témoin involontaire). Eastern plays avait de quoi tomber dans le gouffre de l’effervescence anthropologique : un premier film bulgare, extirpé d’une industrie assez moribonde, découvert à Cannes, réalisé par un nouvel espoir national, lauréat de la Femis pour couronner le tout (lire notre entretien avec le réalisateur). On aurait pu se fendre de l’illusion d’attendre un énième précis sur l’état des choses slaves, des stigmates politiques du communisme sur une société asservie, depuis, au libéralisme le plus décomplexé. Devant l’histoire de cette incapacité duelle à s’intégrer au flux de normalité, la tentation misérabiliste s’introduit en sourdine. Pire : le réalisateur se serait inspiré en grande partie de la vie de son acteur principal pour créer le personnage. En apprenant, au générique final (ou par relais médiatique) que l’oeuvre est dédiée à la mémoire de Christo Christov, mort d’overdose quelques temps après le tournage, la logique de s’apitoyer par défaut gronde.
Heureusement, après décantation, le film échappe consciemment à cette inattaquable catégorie de films aux bonnes intentions posthumes. Le souvenir tenace qui étreint Eastern plays ne s’explique pas uniquement par une quelconque compassion exaltée envers son acteur/personnage (pourtant incroyable de tension et de mesure). Tout procède plus naturellement d’un refus à se réfugier dans le folklore local : les avaries sociales (xénophobie rampante, précarité des artistes…) ne servent jamais à nourrir des tics exotiques pour festivalier en goguette. L’ambition semble embrasser une tangente beaucoup plus réflexive voire transcendante aux affaires locales. Plusieurs séquences, parsemées d’interaction entre les personnages et un univers d’images omniprésentes (reportages vidéo, clips, pubs), arrachent progressivement le film de son socle pour questionner un mal plus universel. Alors que l’image médiatique distancie le personnage de sa réalité environnante, l’objectif de Kalev, et son esthétique impeccable, sculpte un autre Monde. L’intérêt n’est pas de se prétendre enquête édifiante face aux travers mondialisés de l’homme moderne, afin de gagner d’éventuels galons de prodige de festival. Le film préfère distiller une mélancolie suffisamment prégnante (un dialogue fraternel sur un terrain vague, une séquence chez le psy qui s’arrête quand gronde le pathos) pour l’extraire d’un tel clapier conceptuel. Entre aléas documentaires au gré des banlieues sofiotes et virées nocturnes dans les dédales underground d’une capitale languide, la force artisanale HD n’agit que pour combler les lacunes existentielles de ses figures damnées.
Quand bien même l’issue réelle s’avère tragique, la sauvegarde reste le maître mot d’Eastern plays, quand celle-ci se teinte d’une escapade utopiste vers l’Orient (la Turquie, comme échappatoire finale). On attendra de pied ferme Kalev au second tour pour vérifier la pérennité de cette belle sincérité idéaliste.