Publié en 2006 en Amérique, jPod nous arrive enfin en français. L’événement, c’en est un, est signifiant à double titre. D’abord, parce qu’après avoir rédigé des romans pas moins révélateurs des travers, des absurdités et des petits espoirs de l’époque, mais foncièrement plus traditionnels (Girlfriend dans le coma, Toutes les familles sont psychotiques, Hey, Nostradamus !, Eleanor Rigby), Coupland tente à nouveau de capter l’essence d’une génération, comme à ses débuts. Souvenez-vous : en 1995, Microserfs relate le quotidien amorphe d’une poignée de programmeurs de chez Microsoft, en pleine Silicon Valley. Le livre met en scène des nerds, personnages symboles issus de la fameuse « Gen X ». Generation X, précisément, paru en 1991, reste son roman phare. Celui qui lui colle encore un peu trop à la peau à son goût, d’ailleurs, livre-culte pour les post baby-boomers (nés entre les années 1960 et 1980), cette génération « sacrifiée », consciente de son éclatement mais dont les émotions et les ambitions sont obscurcies par la génération précédente. Evénement, en second lieu, parce que Coupland s’intéresse dans jPod à la génération geek. Plus précisément à ses éléments les plus emblématiques, puisque le roman narre le quotidien d’une jeune équipe de game-designers dont les noms de famille commencent tous par un « J ». D’où « jPod », branche de la société Neotronic Arts basée à Vancouver spécialisée dans la conception de jeux vidéo.
Parmi eux, Ethan Jarlewksi, le narrateur, jongle entre les mésaventures de sa vie personnelle (une mère qui cultive du cannabis dans sa cave, un père acteur-figurant médiocre qui attend toujours sa première réplique et un frère qui fricote avec un puissant trafiquant de clandestins chinois) et son travail, perturbant au passage la vie de ses collaborateurs. Kaitlin, par exemple, dernière recrue en date, comme elle dit, dans cette « unité de glands », parfaitement consciente de ses propres problèmes d’ordre autistique. Mais aussi John Doe, qui veut être « statistiquement dans la norme pour contrebalancer son éducation de cinglé », Bree, la branchée cul de la troupe, Cow-boy, qui attend la mort avec impatience ; ou encore Mark le Maléfique, dont l’inscription au cursus de clown de l’université du coin (« Il dit que c’est la voie royale pour devenir clown, mais pour nous à présent il est mort ») inspire à l’équipe la rédaction de lettres à l’attention de Ronald McDonald pour lui expliquer en quoi chacun d’eux serait potentiellement son partenaire idéal. Tout cela publié in extenso dans le roman, comme les fiches de cinq cents mots rédigés pour se vendre personnellement sur eBay ou bien une liste normalisée qui détaille tout ce que chacun a de spécial et d’unique, pour prouver que « personne n’est émotionnellement vide ». Afféterie de romancier fatigué ou en mal d’inspiration ? Non : juste une manière percutante et finalement assez révélatrice de contextualiser l’univers et le quotidien de ces psychopathes obsédés par le détail de choses totalement insignifiantes. Coupland prend le parti d’entrecouper régulièrement son récit de canevas warholiens, de pauses ludiques et de défis débiles que se lancent ces quasi-autistes pour passer le temps ou encaisser les absurdes contraintes marketing imposées par la direction : dans le même esprit, le lecteur pourra jouer avec la team jPod en essayant de dénicher la décimale incorrecte parmi les cent mille décimales de Pi, la lettre « O » majuscule en lieu et place du chiffre « 0 » dans une liste de 58 894 chiffres mentionnés au hasard, de trouver l’intrus dans les 8 363 nombres premiers compris entre 10 000 et 100 000, ou encore de découvrir les 589 mots de trois lettres autorisés au Scrabble. Bref, « n’importe quoi pour se soustraire à son véritable boulot ».
On s’amuse comme on peut chez jPod, entre deux brainstorming vains : « Les réunions sont nocives – elles mettent les gens non créatifs dans une situation où ils doivent être quelque chose qu’ils ne peuvent jamais être ». Comme celle où – c’est le pitch du roman – Steve, nouveau responsable de projet, entend coûte que coûte inclure un personnage de tortue dans le jeu de skate (un Tony Hawk version gore) que l’équipe est train de réaliser, simplement parce que son fils, Carter, dont il n’a pas la garde, « aime les personnages de tortue, alors ça signifie que les personnages de tortue sont géniaux »… Une fois de plus, Coupland excelle dans l’art de renifler l’air du temps et d’étiqueter ses contemporains, leur naïveté (« Chaque fois que tu es témoin d’une coïncidence, ça signifie que tu es entré dans une spirale de chance – pendant la courte période qui suit, tout ce que tu feras sera soumis à ce phénomène »), leur cynisme (« Il s’avère que seulement 20% des êtres humains ont le sens de l’ironie – ce qui veut dire que 80% de la planète prend tout au pied de la lettre. Je ne peux rien concevoir de pire que ça ») et leur superficialité (« Si je suis dans la salle de bains avec la porte fermée et qu’Ethan est dans le salon en train de regarder un tournoi de catch, la télé à fond, je n’ai qu’à me couper un ongle d’orteil avec un petit coupe-ongles ordinaire pour que tout son système cérébral s’arrête »).
Pas certain, au fond, que Coupland (49 ans) maîtrise son sujet – sans oublier que le livre date de 2006 -, mais il est assez malin pour user à bon escient de son ironie habituelle, laquelle donne lieu à des dialogues d’une drôlerie ravageuse ou à des situations rocambolesques dignes des meilleurs films de Judd Apatow. Surtout, c’est manifeste, Coupland, à l’instar de William Gibson dans ses derniers romans (les deux auteurs sont d’ailleurs publiés au Diable Vauvert), reste aujourd’hui l’un des plus fins observateurs de notre époque. A ce titre, comme Identification des schémas de Gibson (pour le contexte, disons), jPod fait figure de joli zeitgeist (pour les personnages, ici) illustrant l’époque telle qu’elle est et ses composantes, véritables « assemblages déprimants d’influences de culture populaire et d’émotions étouffées, commandées par le moteur crachotant de la forme simplement la plus banale de capitalisme ». Enfin, dernier stratagème pour, en quelque sorte, valider son œuvre, Coupland se met lui-même en scène dans le roman, incarnant son propre rôle, jusqu’à virer gourou en redorant, à la fin du livre, la vie de cette bande de geeks conscients de l’inanité de leurs misérables existences. On se souvient, étrange coïncidence, que Bret Easton Ellis – autre auteur auquel on compare souvent Coupland -, apparaissait lui aussi dans son récent Lunar park… Sans cacher son image de connard misanthrope, jouissivement expoitée dans jPod (« C’était Douglas Coupland en 3K. Quel casse-trip. J’ai vu qu’il tapait des conneries sur un ordinateur portable, et tout à coup je n’avais plus faim » ; « Doug, Doug, Doug. Vous pouvez me dire au moins quelle est idée de ce pauvre connard ? »), l’auteur de Generation X se confronter donc à la génération geek. Ce qui lui confère presque, ici, une supériorité naturelle ; celle-ci a beau le mépriser, on sent bien qu’elle lui doit beaucoup. Ethan, d’ailleurs, accepte à la fin d’échanger son laptop avec Coupland contre une garantie d’embauche, qui vaut pour toute la team jPod, afin de mettre au point un ambitieux projet : « Parce que mon contrat stipule que je dois écrire un livre, et c’est plus facile de simplement voler ta vie que d’inventer quelque chose », admet Coupland, qui, manifestement, a bien reluqué les disques durs de ses rejetons.