Superproduction française starring Gad Elmaleh et Jean Reno, gratifiée de l’assentiment de notre ancien président dans les colonnes du JDD, La Rafle propose d’explorer le côté nounours de la Shoah. La proposition est osée mais, au moins, ce n’est pas une surprise : nous y fûmes préparés voilà quelques semaines par une affiche, et une bande-annonce, inouïes toutes les deux. Sur l’affiche, c’est l’Histoire qui prend la pose, façon Sylvain et Sylvette en zone occupée: sur un fond sépia où pointe le Sacré Cœur, deux galopins en culottes courtes et portant l’étoile jaune se font embarquer par un flic à fine moustache, tandis qu’à terre un ours en peluche a rendu l’âme, première victime d’une barbarie que le titre ne nomme qu’à moitié parce que, comme ça, c’est quand même plus efficace. Quelle barbarie, au juste ? L’affiche entretient le suspense (« Paris, 16 juillet 1942, 4 heures du matin… »), et, n’était l’ingéniosité du graphiste (un grand coup de chapeau pour la croix gammée, rudement bien cadrée derrière le titre), on jurerait que les loupiots vont se faire tirer les oreilles pour avoir échoué au certif’. Sur l’affiche manque Nono, quatre ans, qui est le vrai héros de ces aventures en France occupée et, aussi, le propriétaire du nounours. Il a une super bouille, le Nono, surtout dans la bande-annonce quand, alors que commence la rafle, il ouvre grand ses yeux tout bleu pour demander à Gad Elmaleh : « Tu crois qu’ils vont faire du mal à mon nounours ? ».
Voilà : ainsi préparés, autant dire qu’on avait compris qu’au baromètre Kapo de l’abjection, ce film-là avait décidé de battre des records. Et, de fait, il est ignoble à un point qui dépasse l’entendement. La Shoah et la fiction, c’est un vieux débat né d’un travelling (celui, en trop, du film de Pontecorvo qui inspira à Rivette le mépris et un texte resté célèbre), un débat passé depuis par la série Holocauste, par La Liste de Schindler, par La Vie est belle. Au rayon travelling, La Rafle en tient une couche, et culmine avec une scène dont l’horreur est telle qu’on a du mal à se convaincre qu’on l’a bien vue. Parce que le film voit grand, ce n’est pas un travelling mais un plan-grue, au moment où les familles sont concentrées dans le vélodrome. Alors la caméra, doucement, quitte les personnages, s’envole, découvre le décor dans son immensité et avec lui le nombre des Juifs raflés. Idée ignoble, parce que dans un seul mouvement elle vient signifier, deux fois, le travail bien fait : indissociablement, celui de la police vichyste, et celui de l’équipe déco du film.
On sait bien avec quels arguments l’ « auteur » va défendre ses intentions, on connaît la rengaine (dont Chirac vient de se faire le premier porte-voix) du devoir de mémoire, tel qu’il doit passer par le grand spectacle pour parler à tous les Nonos de France. Donc : des granzacteurs populaires (Gad-Elmaleh-dans-La-Rafle, après Gad-Elmaleh-dans-Chouchou et Gad-Elmaleh-aux-Césars) du vrai cinéma (« C’est quand qu’il commence, le pestacle ? », demande Nono arrivé au Vel d’Hiv – t’inquiète, Nono, il tourne à plein régime), et des enfants pour dire, par inversion, la barbarie (terrain largement préparé par Benigni). Le problème, c’est qu’en commençant et surtout en finissant dans les yeux de Nono (Nono qui survit, évidemment, et que l’on console avec un gros câlin), le film n’affronte la Shoah qu’en la peinturlurant en vilain cauchemar, à oublier vite en serrant fort le nounours de Nono. La semaine dernière, Michel Field avait invité l’équipe du film à discuter, chouette idée, avec des survivants de la rafle. À la fin, Field, fin pédagogue, demande au petit blond qui partage l’affiche avec Nono : « Ça t’a pas fait peur, tout ça ? T’as pas fait des cauchemars, après ? ». Le gamin, qui a tout compris, lui a répondu que, non, qu’il avait bien compris que c’était qu’un film, de toute façon.
Si La Rafle franchit un palier supplémentaire dans l’horreur, c’est qu’on voit bien dans quel terreau l’idée a germé. Ce n’est pas Benigni le modèle, c’est un autre cinéma, bien de chez nous, avec lequel l’affiche dit l’évidente familiarité. Le film s’ouvre sur des images d’archives de Paris occupé tandis que, off, braille Piaf ou un équivalent. Ambiance flonflons, contrariée par les bottes de la Gestapo qui résonnent et font tâche dans le décor. Au fond le film, qui démarre à Montmartre, au pied d’un manège, et dispense tout du long une clinquante bimbeloterie rétro (y compris dans les séquences au camp de Pithiviers, illuminé le temps d’une pause madeleines, apportées par Mélanie Laurent dans un joli emballage en carton), ce film dit à peu près ça : que la vraie barbarie nazie, au fond, c’est moins la Shoah, que le mauvais goût qui fut le sien de venir troubler l’ordre pépère du Faubourg 36. Il se clôt là où il avait commencé, au pied du carrousel où, parce que l’étoile jaune a disparu des gilets, Nono va pouvoir grimper à nouveau. Sur le manège, prêts à commencer un nouveau tour et lettre de Guy Moquet en poche, Les Choristes l’attendent. Banalité du mal, souveraineté du nounours.