Le dernier Woody Allen s’ouvre sur cette citation de Shakespeare en forme d’épitaphe : « La vie est un récit plein de bruit et de fureur, qu’un idiot raconte et qui n’a pas de sens ». Assez ironiquement, elle annonce la conclusion. En cinéaste vieillissant, Woody Allen semble à chaque fois aller davantage à l’essentiel, ne cherchant plus, comme il a pu le faire par le passé, le beau plan, mais trouvant dans une sorte de pragmatisme formel un idéal esthétique qui fait de lui un classique non pas désenchanté mais sec, cinglant, sombre, malgré l’apparente décontraction du récit. Une voix off qui nous invite à découvrir les choses (l’idiot en question ?), un emboîtement de situations amenées jusqu’à leur terme fatal (mais jamais mécanique car Allen sait laisser de l’air entre les plans et les scènes), et une galerie de personnages aussi perdus que pathétiques, voilà de quoi est fait Vous allez rencontrer un sombre et bel inconnu.
Soit Roy (Josh Brolin), un écrivain raté marié à Sally (Naomi Watts) que la vie laisse profondément insatisfaite. Ou Alfie (Anthony Hopkins) père de Sally, redoutant tellement la vieillesse qu’il tente de vivre une nouvelle jeunesse en quittant sa femme, Helena (Gemma Jones), en plein crise mystique, ou encore Dia, la charmante voisine de Roy, Charmaine, la nouvelle conquête d’Alfie, et quelques autres personnages qui dessinent une toile faussement subtile et atrocement simple, triviale et terrible pour ces personnages qui ne cessent de s’illusionner. Ce qui est très étrange chez Woody Allen, c’est cette sorte de hiatus sur lequel il construit ses derniers films, et celui-ci, plus que les autres sans doute : d’un côté une image chaude, rassurante, des lieux confortables, familiers, concrets ; de l’autre des vies qui reposent sur des illusions consenties, des vues de l’esprit, des édifices bâtis sur du vent. Pas question pour lui de décrire un environnement inquiétant, des lieux incompréhensibles comme ont pu le faire avant lui Antonioni ou Bergman, qui mettaient au diapason l’angoisse existentielle de leurs personnages et les décors dénués de sens.
Ici, tout apparaît dans la simplicité quotidienne des jours. En cela, Allen est un matérialiste, qui ne voit dans la matière aucune transcendance, aucun mystère. Les personnages, eux, s’efforcent de la charger d’affects et de significations. C’est par exemple Charmaine à qui Alfie offre un appartement et qui déclare ébahie « c’est tout à fait moi », avant de se plaindre, plus tard, que tout ici, dans ces pièces réfrigérées et high-tech, résonne. Ou encore Sally qui essaie des boucles d’oreille pour son patron et demande en riant (mais pas tant que ça) si elle doit vraiment les enlever. Chacun réclame des preuves de réel pour échapper au néant (Alfie qui, à la fin, attendra fébrilement les résultats des tests ADN) mais ce réel n’a rien d’autre à leur donner que lui-même et leur renvoie l’image de ce que sont vraiment les êtres humains : eux aussi de la matière, et rien d’autre, qui se dispersera après leur mort.
Il faut voir ce moment où Roy emménage chez Dia et regarde, dans l’immeuble d’en face, sa femme se déshabiller, dans une parfaite répétition d’une scène qui a eu lieu plus tôt avec Dia. Ailleurs l’herbe est plus verte, mais une fois passé de l’autre côté, on ne trouve que du même. La réitération de cette image, qui annule l’illusion sur laquelle la première était fondée, est tellement violente que le personnage ne trouve d’ailleurs rien d’autre à faire que de baisser le store. Et ainsi retourner ses enchantements. Le principe de réalité, la matière, font retour de façon cinglante. C’est tout le sens du finale où les illusions tombent comme des châteaux de cartes et laissent les personnages abasourdis, impuissants. Même si, ultime pied de nez, Allen montre que l’illusion, si elle est totale, pure, indémontable car ne concernant plus vraiment le réel, peut être la voie au bonheur.