On comprend bien ce qui stimule Mayo Thompson, émérite empêcheur de rocker en rond dans sa collaboration avec Art and Language, smala conceptuelle touillant conséquemment et avec humour Histoire de l’Art et dialectique marxiste oblique, pour aller vite. Cette collaboration, inaugurée dès les années 70 et reconduite à intervalles irréguliers, fait mouche encore une fois. Ce Five american portraits est de première bourre. Wile E. Coyote (sans bip bip), George W. Bush, Jimmy Carter, John Wayne, Ad Reinhardt. Cinq figures mythiques américaines. Un personnage de cartoon, deux présidents, un acteur et un peintre. Littéralement portraiturés. C’est à dire saisis par Art and Language en cinq inventaires physionomiques neutres, précis jusqu’à l’évanouissement comique puis chantés de travers et main dans la main par le pince-sans-rire Thompson et la très expressive Gina Birch (des Raincoats, renversante). On assiste au passage à une nouvelle mise en traumatisme des rapports ordinairement entretenus entre textes, musique et sujet même des chansons. On reconnaît ce travail de sape élégant, goguenard, distancié (mais avec quelle implication physique !) de cette émotion à laquelle nous avons l’habitude, nous auditeurs, d’immédiatement consentir face à la chose pop. Ce qui ne l’empêche au demeurant pas d’exister. Simplement, il semblerait qu’elle se trouve comme déplacée, retardée, interrogée, foutue en boule. Bah.
Cinq portraits, donc. Cinq monstres sonores pas stables pour un sou, sur le dos desquelles de longues improvisations radioactives tirent la queue de mélodies qui, pour être incommodes n’en sont pas moins désarmantes de charme, de drôlerie, parfois même de beauté pure. On se marre, on s’amuse, on se gratte le bulbe, on laisse tomber les boussoles. Bien entendu, comme souvent avec les chansons de Thompson, il arrive qu’on pense à un Syd Barrett formaliste autant qu’on se prend parfois à rêver de Van Dyke Parks à la tête d’un combo post-punk psyché machin free (ce qui est certainement débile, on vous voit venir, mais ça n’engage que nous, mes lapins et puis on rêve de ce qui nous fait plaisir, encore heureux). Pour le reste, on se paume plus souvent qu’à notre tour au gré des mille retournements de ce disque.
On distingue assez mal, par exemple, aux premières écoutes en tout cas, ce qui relève ici du ravissement le plus naïf de l’ironie la plus dévastatrice, la déconstruction délibérée de la spontanéité la plus pure. C’est d’ailleurs passionnant. En 40 ans de service à la tête de sa mouvante faction d’activistes, Mayo Thompson s’est toujours plu, on le sait, à brouiller les pistes entre « art brut » et art conceptuel, forme libre et installation consciencieuse, dispositif disons, d’avant-garde, et immédiateté rock’n’roll. Cette façon ludique et politique, non pas tant finalement de réconcilier les contraires, mais bien plutôt de les creuser toujours plus profondément, de les revendiquer haut et fort (comme on pend haut et court, pas moins) et d’élaborer un discours critique articulé tout en laissant grandir ET rajeunir à chaque étape une œuvre profondément euphorisante a d’ailleurs très sûrement contribué à faire de Thompson le héros qu’il est pour plusieurs générations d’insoumis. Ainsi ne compte-t-on plus, de Père Ubu aux Curtains et Dirty Projectors en passsant par Tortoise ou David Grubbs, le nombre de folâtres zigzagants dans l’urine des quels on peut trouver trace de l’ADN krayolien. Tous n’ont cependant pas le même Umour. Hénaurme l’Umour.
Bon. Concrètement, on entend Jim O’Rourke faire l’araignée derrière la basse le temps d’un couplet et notre national Quentin Rollet semer la zizanie en jolis éjaculats bruitistes de saxophone. Et puis on aime toujours autant les guitares entrelacées lundi avec jeudi de Tom Watson et Mayo Thompson, cousues d’arpèges erratiques, de riffs ébouillantés, de soli dissonants tués dans l’oeuf. On se dit que ces deux-là figurent décidément parmi les gratteux les plus toniques et barges du rocanrol, estampillé bizarre ou pas. Qu’ils soient bénis. Le piano, inattendu, est magnifique et rempli d’allégresse. De nombreux effets sonores insituables tâchent et texturent idéalement ces fresques impatientes. La batterie mate, recueillie, précise, ancre un rien les morceaux sans quoi on pourrait s’attendre à ce qu’ils prennent le vent à chaque demi-mesure pour s’en aller mordre les hirondelles. La mémoire en ébullition du groupe semble faire rendre gorge à toutes les musiques à fois, de la country jouée au tournevis au cabaret de potence, du free jazz au psychédélisme de bastringue, du blues le plus hirsute aux sucres lents d’une pop caramélisée au lance-flammes. Tout ça fondu dans le même cuivre à laisser verdir au soleil et baisé à mort de l’autre côté du trou de serrure. Il faut insister sur les voix : Thompson croone en somnambule et roucoule comme à son habitude à côté du temps, enfonce de force des vers longs comme le bras dans des mesures à l’élasticité relative, dérape, joue de ses propres accidents avec la grâce (réelle) des hippopotames en tutu. Gina Birch s’éraille ou caresse comme une Lotte Lenya piquousée de traviole, enchante vrai tout ce qu’elle chante faux, gravier suave ou liseron lyrique recoiffé au sécateur. Il n’est pas si courant d’entendre sur un même disque une telle variété d’humeurs, ménageant bien des surprises d’un talk-over murmuré en chorales pompettes, avec ritournelles en chaussons rebondissant sur d’abruptes montées sanguines.
On s’amusera pour finir à tenter de reconnaître toutes les citations futées rejouées de mémoire aux virages de tel ou tel morceau (le Roadrunner de Bo Diddley sur Wile E ; Coyote, la bonne blague, Georgia on my mind et Dixie’s Land sur President Jimmy Carter, d’antiques folksongs américaines sur President Georges W. Bush, la sonate pour piano n°3 de Mozart et Paint it black sur Ad Reinhardt – qui peignait des tableaux noirs à ce qu’on en sait : re-la bonne blague). Mille choses à commenter dans ce disque imprévisible, mille arguments pour prendre son pied fût-ce en position précaire au sommet d’un truc en pente, mille raisons de s’en agacer ou de s’en réjouir qu’une chronique expédiée dans la fièvre ne suffirait pas à contenir et même certainement risquerait de gâter. Ouf.