La techno et la house ont encore fort à faire pour se hisser au niveau babélien de l’autocélébration discographique permanente et cyclothymique de la franchise rock, mais la sortie cet automne de l’arnaque The Catalogue (la fausse intégrale révisionniste et abominablement remasterisée de nos Kraftwerk adorés) annonce une année 2010 chargée en rééditions d’incunables et autres archives compilées de maxis aux argus délirants (et ça tombe bien, parce qu’on avait plus les moyens). Le label Rush Hour en tête travaille dur pour notre bonheur : juste après une très opportune rétrospective du Balihu de Daniel Wang (Best of Balihu 1993 – 2008, juste achetez-le) et juste avant la réédition du über classique acid house Virgo de Eric Lewis et Merwyn Sanders, la petite maison hollandaise donne suite aux Chronicles remarquables de Kenny Larkin et à l’anthologie Harmonie park de Rick Wade en assemblant le butin amassé après des fouilles prolongées dans les coffres du héros le moins connu de la première génération techno de Detroit, Anthony « Shake » Shakir
Comme il l’explique dans une belle interview donnée au webzine Resident Advisor, cet inventeur discret a fait ses débuts en 1981 et participé à l’effort d’invention techno à quelques miles du cénacle plus célébré des Belleville Three (Juan Atkins et les pousses Derrick May et Kevin Saunderson) pour être heureusement signé par Derrick May sur KMS à la fin des années 80 : « J’étais là dès les premiers jours. Mais je manquais de confiance en moi. Je n’avais pas de matos. Je n’avais absolument pas conscience que j’étais dans l’oeil du cyclone. J’étais là et pas là en même temps. Une histoire de personnalité ». Et si on le retrouve bien sur la séminale compilation Techno! – The New dance sound of Detroit (sortie en 1988 sur Virgin), Shakir a gardé ses cartouches pour l’économie locale et, loin des sirènes d’une gloire possible en Europe, éparpillé son oeuvre façon puzzle sur KMS, Metroplex ou Peacefrog, pliant et dépliant son nom (Shake, Anthony Shakir, Schematics) au gré des grooves et des humeurs.
Etalée sur 3 CD, 4 vinyles et autant de dossiers dans le disque dur, cette rétrospective pansue fera donc entrevoir à ceux qui ne le savaient pas encore (et rappellera à ceux qui le savaient déjà) la singularité, l’ampleur et l’amplitude du talent de Shake. Fervent consommateur de hip-hop, adepte de la rime juste, sa musique électronique ne sonne effectivement comme aucune autre mais les gamins du quartier (Carl Craig, les frères Burden ou Kenny Larkin) se sont tellement servi dans ses cahiers qu’on voguerait presque dans Frictionalism comme dans un best of de la Motor City particulièrement cohérent : electro transatlantique (Mood swing, Fact of the matter), disco techno à la Paperclip People (Plugged in, The Floor filler, Mr Gone is back again), plateaux solaires (Arise, merveille de 2009 sortie chez les parisiens de Syncrophone, rappellerait presque les voyages immobiles de The Field), délice hip-hop dippé dans l’hydromel de Detroit (… Like a dream, Detroit state of mind), bizarreries polyrythmiques (Assimilated, My Computer is an optimist, Psychotic tango)… Quoi qu’il tente, le généreux Shakir touche toujours juste et arrive toujours à glisser un je-ne-sais-quoi d’âme, de coeur et d’onirisme en plus dans ses morceaux : à l’image du très beau Frictionalized initialement paru en 2002, l’étincelle survient systématiquement dans les machines habiles et délicates de l’Américain. C’est dire si ce gros grimoire vaut son poids en platine…