Après l’assez creux Burn after reading, on n’espérait plus grand chose des frères Coen. Oui mais voilà, avec eux il est souvent difficile de s’aventurer au petit jeu des pronostics, certains films venant soudainement changer la donne et réévaluer ce qu’on estimait plié. C’est le cas d’A Serious Man, leur dernier film en date et probablement l’un de leurs plus réussis, sinon le plus étrange. On y suit les déboires de Larry Gopnik, un professeur de mathématiques juif du Middle West, dans les années 60. Sa femme réclame le divorce, ses enfants se fichent de lui, un étudiant coréen lui fait du chantage, et mille autres tracas ouvrent peu à peu un gouffre sous ses pieds. Tandis que son monde tranquille et routinier s’enfonce dans l’absurdité, il va chercher des réponses à ses questionnements existentiels auprès de plusieurs rabbins. Mais Dieu, définitivement, est aux abonnés absents.
Les Coen ont toujours filmé des cafards, des êtres sans cesse renvoyés à leur petitesse, à des logiques idiotes et à la cruauté du monde, mais ils ont rarement éprouvé une aussi grande tendresse pour leurs personnages que dans A Serious Man. Probablement parce qu’ils se sont directement inspirés, ici, de la banlieue pavillonnaire où ils vivaient adolescents, et que pour la première fois ils abordent frontalement la question de leur judéité, le film n’a pas cette dimension de ricanement froid et hautain qui agace si souvent chez eux. Le comique grinçant, le grotesque restent les marques indélébiles des cinéastes, mais contrairement aux mécaniques huilées qui tiennent généralement lieu de récit et finissent par étouffer les personnages, ce film-ci ressemble parfois à une chronique provinciale un peu décalée. L’enchaînement incontrôlable des circonstances n’empêche jamais le film de s’épanouir autour du quotidien de cette famille de la middle class juive américaine et la description d’une certaine vacuité de la banlieue pavillonnaire où ils vivent.
Car dans A Serious Man, ce ne sont pas seulement les situations qui sont absurdes ou les hommes qui ressemblent à des poupées articulées par on ne sait quel Deus Ex Machina (et qui souvent, chez eux, vide les personnages de toute substance), mais bien le monde lui même, les choses qui nous entourent, qui sont frappés du sceau de l’inquiétude. Ce n’est pas seulement l’idée que la nature est indifférente au sort des hommes (la neige, le soleil, le vent de leurs autres films qui semblent observer les massacres sans la moindre compassion), mais plutôt que les signes se présentant à Larry Gopnik (les Coen ont un art consommé des noms aux consonances toujours un peu gaguesques et étranges) comme aux autres personnages (l’hilarante séquence de la Bar Mitzvah) ne constituent jamais le moindre embryon d’explication aux affres qui l’assaillent. Les Coen quittent ainsi leurs habits d’entomologistes pour ceux de métaphysiciens, et c’est sans doute la raison pour laquelle A Serious Man est leur film le plus troublant (même si, fondamentalement, ils restent, comme Resnais, des cinéastes marionnettistes).
Loin d’être des personnages qui réagissent bêtement au réel (ce que sont généralement les personnages des autres films), Larry Gopnik ou son frère Arthur ont l’intelligence de leur condition. Ce renversement de perspective, inédit chez les cinéastes, fait que l’on quitte la leçon de choses pour une véritable confrontation avec le néant (ce qui nous parvenait par bribes dans des films comme Fargo ou No country for old men). Il y a cette scène dans A Serious man, où Larry grimpe sur le toit de sa maison pour réparer l’antenne et observe le ronron habituel de son quartier. Au départ, un plan de ciel. Puis une échelle apparaît, puis Larry. On croyait pouvoir atteindre Dieu, la vérité du monde, à travers l’apparition soudaine de cette échelle, et c’est le toit d’un petit pavillon en préfabriqué qu’on atteint, pas plus, tandis qu’en bas la vie s’écoule dans un état de vacance métaphysique inquiétant. L’homme, chez les Coen, reste un cafard (mais ici un cafard pensant) incapable de s’élever au delà du vivant, la fin de la séquence venant le renvoyer au trivial, à la chair, achevant ainsi de le faire retomber au sol. Et du sol, les hommes ne peuvent qu’assister, impuissant, à l’avancée effroyable du néant comme en témoigne l’inoubliable plan final, peut-être l’image la plus saisissante de ce début d’année.