Le premier long-métrage de Kiarostami depuis Five devait logiquement constituer un événement, d’autant plus qu’il poursuit dans la veine « dispositif » des précédents, a priori celle qu’on lui préfère. D’où vient le fait que Shirin, beau film, nous inspire finalement une certaine indifférence ? Perplexité devant le devenir-esthète de plus en plus prononcé du cinéaste, là où l’expérimentation formelle de Ten se chargeait aussi d’une portée politique et humaine ? L’explication ne suffit pas : la démarche de Five pouvait apparaître théorique, au premier abord, et le film est assez fabuleux. Quant à Shirin, son parti-pris de ne filmer que des femmes, la plupart très belles et à la féminité affichée dans le pays et le contexte qu’on sait (ce qu’effectuait déjà Ten avec moins d’insistance) lui permettrait facilement de prétendre à une dimension politique, presque militante.
Au fond, ce dernier film prend à rebours la démarche des deux précédents : la volonté d’un retour au pur enregistrement, magnifique table rase qui réinventait le geste originel du filmeur en même temps que la possibilité d’un cinéma respectivement sociologique et métaphysique. Le minimalisme de Shirin n’a pas du tout le même sens : le surjeu des actrices, leurs réactions outrées aux situations du film-dans-le-film, qu’elles se chargent ainsi de commenter, sont suffisamment éloquents et témoignent qu’on est passé du principe d’enregistrement à celui de création, quasiment démiurgique. A travers le maquillage et les larmes des actrices, les teintes rouges oniriques qui envahissent l’écran (Shirin est un film chargé, stylistiquement, c’est une première et une surprise, au regard de la pureté des précédents), Kiarostami semble interroger les possibilités d’une narration essentiellement sensuelle et abstraite, hasarder un Mulholland drive de poche, en Iran dans une salle de ciné. Tout en se payant le luxe de créer de toutes pièces un film d’une heure trente dont on ne connaîtra jamais que la bande son, nouvel avatar du fantasme critique du chef-d’oeuvre inconnu.
Tout ça pourrait, devrait, être assez passionnant. D’où vient ce trois sur cinq, pas vraiment infamant mais tout de même décevant, pour un cinéaste de la stature de Kiarostami, d’où vient l’hésitation à ajouter la quatrième étoile ? Peut-être de l’impression que son film, pour une fois, ne parvient pas toujours à dépasser sa note d’intention, que même sa sensualité, réelle, est emprunte d’un certain artifice. Surtout, de la tristesse de voir ce cinéma si vif et si pionnier au début de la dernière décennie se refermer avec mélancolie dans les musées et les salles de ciné. Comme s’il n’était plus possible d’imaginer Kiarostami ailleurs qu’à Beaubourg, au moment où les derniers courts et moyens-métrages de Weerasethakul, rassemblés au Musée d’art moderne de Paris, ne demandent qu’à en sortir.