Difficile de définir en quelques lignes à quoi ressemble l’oeuvre d’un cinéaste comme Allan Dwan, quand celui-ci a plus de 400 films à son actif (dont les 2/3, nous dit-on, sont perdus à jamais), qui a commencé dans le muet, filmé les grandes stars d’alors (Gloria Swanson, Douglas Fairbanks) et dont on voit, avec ce coffret, la queue de comète : sept films réalisés entre 1954 et 1956 sous l’égide d’un même producteur, Benedict Bogeaus, quatre westerns (Quatre étranges cavaliers / Silver Lode, le mariage est pour demain / Tennesse Partner, la reine de la prairie / Cattle Queen of Montana et Tornade / Passion), un étrange film noir (Deux rouquines dans la bagarre / Slightly Scarlett) et deux mignardises d’aventure (Les Rubis du prince birman / Escape to Burma et La Perle du pacifique sud).
Ces sept films n’ont pas le lyrisme d’un Ford, la précision cinglante d’un Hawks ou la puissance tellurique d’un King Vidor, rien qui permette d’identifier avec l’évidence d’une eau claire un auteur, au sens où on l’entend aujourd’hui, c’est à dire comme un système de signes de reconnaissance. S’il y a une signature Dwan, elle est tellement délestée de tout Moi encombrant, tellement fondue dans une forme en tout point transparente qu’elle pourrait bien dérouter voire déplaire à la cinéphilie contemporaine, plus encline à célébrer le moindre signe saillant, la moindre preuve de génie d’un cinéaste. Allan Dwan, dans ces films tardifs, dans un geste d’une humilité raffinée, ne donne pas de preuves, d’autant moins qu’à la différence de Hawks ou Ford qui, aidés par la présence de stars comme John Wayne, oeuvrent encore dans la catégorie A à la fin de leur carrière, les films de ce coffret sont pour la plupart des séries B, réalisées avec peu de moyens, dans des conditions de tournage parfois précaires (trois semaines de tournage, c’est à dire en réalité quinze jours ouvrés), avec des acteurs peu habitués des sommets du box-office (exception faite de Barbara Stanwyck). En somme, on demandait à Dwan de faire son travail, ni plus ni moins. D’où l’élégance un peu boiteuse de ces films, leur profonde étrangeté, tant l’épure formelle, la nécessité à laquelle répond chaque plan côtoient une théâtralité surannée (les bagarres, par exemple, sont de strictes conventions) jouxte les stigmates d’une évidente rapidité d’exécution.
La beauté discrète de ces œuvres a quelque chose d’un lointain écho d’une époque qui a été ensevelie sous les sables du temps, au point qu’on peut éprouver de la mélancolie à les regarder tellement elles semblent porter en elles un secret à jamais perdu. Tout simplement, ce type de film n’existe plus, et ne le peut plus dans notre monde transformé (sans doute le monde des séries télé a t’il largement remplacé cet univers là). Néanmoins, l’ensemble de ces sept films constitue un tout d’une extrême cohérence. A l’évidence Dwan retravaillait les scénarios qui lui étaient soumis, si bien que les films semblent rejouer à l’infini la même partition : un milieu neutre ou édénique, une communauté harmonieuse, et très vite, avec la célérité d’un éclair, l’apparition de la haine, de l’avidité et de la barbarie individualiste qui vient détruire cet éphémère tableau idyllique (exception faite de l’extraordinaire séquence générique de Deux rouquines dans la bagarres). Plus qu’à John Ford ou Howard Hawks, s’il y a des cinéastes auxquels, spontanément, on aurait envie de rattacher Allan Dwan, c’est à Fritz Lang ou Douglas Sirk (c’est à dire deux européens d’Hollywood), pour cette façon de filmer des personnages profondément ambigus, retors, aux motivations obscures (motivations parfois jamais vraiment expliquées), ou encore pour le détachement vaguement mélancolique avec lequel ces cinéastes analysent les comportements et enregistrent le désastre des passions humaines.
Cette corde là est presque en sourdine, mais indéniablement il y a un pessimisme foncier dans ces œuvres de Dwan, si bien que les happy end sont toujours étrangement noirs, n’empêchent jamais le sentiment que la beauté du monde est définitivement morte. La fin glaçante de Quatre étranges cavaliers (tout est bien qui finit bien certes, mais comment recommencer à vivre ensemble ?), le final bizarre de Deux rouquines dans la bagarre, laissant l’impression que le monde n’est qu’une fosse à serpents malades et pervers, le factice retour à la joie du Mariage est pour demain après la mort tragique d’un des deux héros : Dwan décrit le gâchis fomenté par des hommes mus par des passions négatives, dirigés par leurs pulsions, et les quelques personnages de bonne volonté qui y vivent semblent souvent avoir gagné une bataille mais jamais vraiment la guerre. A ce titre, et sur des récits voisins, il serait intéressant de comparer La Prisonnière du désert de Ford à Tornade de Dwan. Au delà de leurs dispositifs formels (la grande forme lyrique pour l’un, le filmage en mineur pour l’autre), le sentiment de rédemption et de deuil enfin apaisé qui termine le film de Ford ne nous parvient jamais avec le même éclat dans Tornade. Quelque chose, chez Dwan, résiste au contraire à l’humanisme, à la plénitude un peu triste qui gagne le héros et le film de Ford (seul, mais en en communion avec les éléments). Tornade, avec ses manière de série B peu aimable, presque rêche, semble ne jamais vouloir démordre d’un vision où les hommes sont définitivement perdus, en dépit même du geste du héros vengeur qui, plus qu’à une sorte d’illumination sentimentale (comme c’était le cas chez le personnage incarné par John Wayne), ressemble à un code d’honneur logique, froid.
Il n’y a pourtant jamais aucune volonté démonstrative chez Dwan, comme pourraient le suggérer ces quelques lignes. Le cinéaste ne s’érige jamais en petit juge de ses contemporains. On pourrait même dire que son détachement, et pourquoi pas sa décontraction (les films semblent avancer tranquillement vers leur achèvement) constituent une sorte d’élégance de l’âme. C’est d’ailleurs une dimension qu’on retrouve dans le jeu des acteurs et les personnages qu’ils incarnent. John Payne (Deux rouquines…, Le Mariage est pour demain, Silver Lode) ou Ronald Reagan (Le Mariage est pour demain, La Reine de la prairie) ne sont pas pour rien dans l’étrangeté des films. Des acteurs simultanément falots et fascinants dans la manière qu’ils ont d’observer le monde en même temps qu’ils le vivent, à la fois dans l’action et toujours un peu à côté (il y avait longtemps qu’on n’avait vu des personnages observer patiemment avant d’agir, peser les choses et garder par devers soi les mots superflus que tout un chacun est amené à prononcer dans une vie). Leur voix un peu éteintes (là où celle d’un John Wayne a quelque chose de cassant tapis derrière l’espèce de balancement traînant des mots), leur beauté passe-partout, viennent d’ailleurs se cogner constamment contre les singularités beaucoup plus éruptives des femmes. Rhonda Feming, Dolores Moran, Yvonne de Carlo ou Barbara Stanwyck semblent portées par le regard féministe de Dwan. Si ces héros fascinants / falots pourraient être assimilés à des chats, alors les femmes, ici, seraient des lionnes, jamais écrasantes ni castratrices, mais portées par un idéal indestructible et une foi dans le monde qui illumine ces films et les extirpent (un peu) du pessimisme.