La Merditude des choses est l’adaptation d’un roman autobiographique de Dimitri Verhulst, paru en 2006, qui a eu beaucoup de succès en Belgique. Dans un bled des Flandres belges, Gunther Strobbe est le dernier rejeton de la famille Strobbe : son père (alcoolique), ses trois oncles (alcooliques), sa grand-mère (pieuse). A 13 ans, il est taiseux, régulièrement en retard à l’école. La trentaine, il envoie des manuscrits à des éditeurs qui ne lui répondent pas.
C’est quoi, la merditude des choses ? Avoir une origine, la traîner toute sa vie, ne pouvoir ni s’en défaire, ni la renier. La merditude des choses, c’est être né, n’avoir pas choisi (ici, un milieu défavorisé, économiquement, culturellement, géographiquement), et accepter cet héritage comme un destin. Quand l’âge adulte vient, la vie a de toutes façons déjà été écrite, vécue, et elle demeure, pour l’éternité, avec quelque chose de cassé, mais à la beauté imprescriptible. Comme dans Le Petit saint de Georges Simenon, la merditude des choses s’accompagne de la naissance d’une vocation. Et comme chez cet autre écrivain belge, on ressent pleinement, une fois le succès venu, le passage de l’autre côté du miroir : comme si la continuation de la vie n’était qu’un aléa indifférent, la redite dévaluée d’une plénitude inconsciemment vécue, déjà passée. Incroyable à quel point un film aussi peu artiste rend malgré tout sensible cette mélancolie-là.
C’est d’autant plus incroyable que la mise en scène publicitaire va à l’encontre de la sécheresse, voire de la dureté du regard sous-jacent. La musique omniprésente, les mouvements de caméra incessants, les plans courts et démultipliés, le mélange de noir et blanc et de couleur qui finit par brouiller le rapport du passé au présent, sont les entailles qui gâtent la coupe franche d’un costume taillé à la hache. Le new look flamand plaqué sur l’épouvantail belge – il n’est qu’à voir le plan tarantinesque de la fratrie s’approchant en pied de la caméra – fait genre dans une cinégraphie qui pouvait rester simple – se contenter de filmer les acteurs en de longues séquences aux durées hystérisées, à la Aldrich (cf. Bande de flics). Par la déconstruction en flashs-backs, Van Groeningen crée un suspense (Gunther deviendra-t-il ou non connu ?) là où Simenon prenait le parti de la chronologie. Comme c’est agaçant, cette manière d’avoir peur d’ennuyer.
Et pourtant, l’évocation du passé est sèche et la description de l’alcoolisme dure. Le principe de l’immersion résiste même édulcoré, parce qu’évocation et description passent presque exclusivement par le filmage de « fêtes ». Quand on est bourré, tout devient fête, et quand on est bourré, toute fête devient tunnel : il y a les concours de bières, le Tour du bled tout nu, le Tour de France alcoolique, les virées au bar, l’auto-invitation chez un Pakistanais pour écouter Roy Orbison – même la visite de l’assistante à la protection de l’enfance prend, malgré les circonstances, cet air de fête. Jusqu’à plus soif, hormis les transitions de remplissage, le film enchaîne ou aurait dû enchaîner purement et simplement les tunnels d’excès (encore Aldrich). Invraisemblable là où ça mène, l’alcool. A des excès qui sont restitués au pied de la lettre, tandis qu’en sous-main se dessinent des filiations tragiques, perturbées (rivalité frère / frère, fin de non-recevoir frère / soeur – être borné) ou électives (grand-mère / petit-fils, père / fils – l’adoption comme modèle).
Dans une belle scène, La Merditude des choses met sur la voie de ce qu’il est et n’est pas : du pittoresque. Quand, vers la fin, l’oncle plus vieux de vingt ans demande à Gunther devenu adulte de se remémorer une chanson à boire car un universitaire (un folkloriste) est passé par les Flandres, on se rend compte que ce qu’on a vu n’était pas pittoresque, bien que profondément ancré dans un folklore. Le pittoresque, ce regard superfétatoire, survient par les procédés de ce qu’on ne peut même pas appeler la « mise en scène », car la mise en scène est une question de regard, pas de procédés.