Très vite on identifie, sinon un style, au moins un programme narratif, des préoccupations, un dispositif raide auxquels nous a habitué jusqu’ici le jeune cinéma roumain – c’est un premier film mais Radu Jude fut assistant sur La Mort de Dante Lazarescu. Ce cadre opératoire, l’entame de La Fille la plus heureuse du monde en donne, si l’on force un peu le trait, quelque chose comme un condensé. Sur la banquette arrière d’une voiture hors d’âge, Delia, 18 ans, boude un peu, elle est lovée autour d’un magazine people pour adolescent dont le titre est le programme que le film, pour elle, ne suivra pas, ou plutôt pas comme elle l’entend : il s’appelle « Story ». Autour d’elle, dans l’habitacle, et en même temps qu’un morceau de variété locale, bourdonne, pénible, la voix des parents. Tu as mal au ventre ? Oui ? Non ? Tu veux un comprimé ? On va s’arrêter à la station service.
C’est un scénario typique de l’adolescence, que le film suivra assez efficacement : des rêves muets dans un cocon où résonne la présence infernale des parents, infernale parce que toujours elle ramène le fantasme (la « story » merveilleuse formée sur l’horizon de l’âge adulte) sur la rive, triviale, de l’âge ingrat. Mais c’est aussi, d’abord, un scénario roumain. Un corps dans un bocal, à quoi son histoire le condamne, et, dans le bocal, une parole qui s’acharne, qui se répète et contre quoi le corps ne peut rien, sinon rester là, souffrir en silence, accablé. La parole est décidément la grande affaire de ce cinéma, son motif de prédilection, dont les effets se distribuent selon deux voies. L’une est comique, le déroulé de la parole la fait s’engloutir dans l’absurde (12h08, à l’est de Bucarest, ou certains sketchs des Contes de l’âge d’or, qui sort bientôt), c’est une parole qui tourne en rond. L’autre est sadique, c’est une ligne, une parole qui s’abat sur sa cible. Jusqu’ici la première voie était, de loin, la plus stimulante – tout, plutôt que l’abominable séquence de l’avorteur dans le palmé 4 mois, 3 semaines, 2 jours. Le film de Radu Jude fait, un peu, la synthèse.
Le trajet mène sur un plateau de tournage : provinciale, Délia a gagné un concours organisé par une marque de soda, et, pour obtenir son lot (une voiture), elle doit jouer la comédie pour un spot de pub, vanter devant la caméra les mérites dudit soda. Commence alors à se resserrer l’étau d’une double humiliation. Au centre, le tournage : les prises qu’il faut refaire ad nauseam, parce que Délia joue mal, parce que la lumière ne va pas, parce, décidément, tout va de travers. Sur les bords : les parents, qui la pressent, sans relâche, de signer une décharge qui leur permettra d’hériter, à sa place, du gros lot. Sec et bien tenu, La Fille la plus heureuse du monde s’embarque dans cette spirale avec un dosage plutôt malin entre le cocasse et la cruauté. Pas difficile de discerner ici un nouveau portrait de la Roumanie contemporaine (l’adolescente prise entre un archaïsme qui ne démord pas – les parents – et une modernité agressive et chaotique – le plateau de tournage, la novlangue publicitaire), mais le film vise un peu plus haut que ça. Du côté, par exemple, d’un habile petit traité sur le langage, à mesure que le discours de la marque et celui du père, identiquement cyniques, viennent à se confondre. Une bonne surprise, donc, en attendant la sortie de Police, adjectif, second film de Corneliu Porumboiu, plus abouti et qui, lui aussi, fait du langage fait son affaire. Il sort en mars 2010, on en reparle à ce moment-là.