Après Flandres, le nouveau Dumont surprend. Il surprend et pourtant il continue d’arpenter un terrain familier, prévisible : la matière persiste, c’est l’agencement, la mesure, qui changent. Etonnamment doux, Hadewijch semble résoudre une tension inhérente à la méthode Dumont ou plutôt, réconcilier les deux pôles d’une dialectique qui prévalait jusqu’ici. Ce centre nouveau, ce noyau doux, c’est le visage d’Hadewijch / Julie Sokolowski. Quoi qu’on pense, par ailleurs, du cinéma de Dumont, difficile de nier qu’il reste sans égal quand il s’agit de filmer des visages, de les trouver d’abord (il a rencontré Julie Sokolowski, qui est extraordinaire, à la sortie d’une projection de Flandres) et d’en faire le lieu d’une une étrange vibration, quelque chose d’à la fois très lourd et très léger. Lourd et léger parce que sur l’aridité de ces visages, sur la bestialité des corps, vient toujours, on en a pris l’habitude, se juxtaposer l’hypothèse de la grâce (la lévitation de Pharaon de Winter à la fin de l’humanité ; celle, juste esquissée, de la fille de Flandres). Le visage d’Hadewijch change tout parce que ces deux termes, entre quoi est pris l’horizon du cinéma de Dumont, semblent, d’une façon troublante, s’y réconcilier. Ce n’est plus le visage-bloc, par exemple, du Demester de Flandres, c’est un visage plus complexe, parcouru de courants nombreux et contradictoires, un visage au mystère moins démonstratif que ceux que Dumont a filmés jusqu’ici.
Peut-être fallait-il pour ça que l’horizon mystique de son cinéma (ce ciel lourd et lourdement symbolique qui s’abat en un même couvercle sur le limon de La Vie de Jésus, de L’Humanité et de Flandres) cesse, justement, d’être un horizon pour se ramasser, moins abstrait, dans le sujet d’un film. On découvre Hadewijch (des visages, et des noms, décidément – celui-ci est empruntée à une poétesse flamande du XIIIe siècle) apprentie religieuse, au couvent où la mère supérieur s’inquiète, parce qu’Hadewijch, avec ses prières compulsives, son obstination à jeûner, en fait un peu trop. Alors l’adolescente est raccompagnée vers la sortie, priée d’aller éprouver plutôt, dans le monde, son amour du Christ. Le problème d’Hadewijch est qu’elle est amoureuse de Jésus, mais amoureuse littéralement, comme elle le serait d’un corps terrestre sauf que, justement, un corps fait défaut. Cette contradiction est une idée très forte: Dumont filme la quête illuminée d’Hadewijch avec la grammaire des émois adolescents (c’est d’ailleurs comme ça qu’il a dirigé son actrice, pas tellement branchée Jésus : en faisant remonter chez elle une récente déception amoureuse). Redevenue Céline, elle retrouve, à Paris, l’appartement de ses parents (appartement luxueux, sur l’île Saint-Louis – le père est diplomate), et puis elle fait la rencontre de Yassine, qui a son âge et en tombe amoureux, et là le film commence vraiment.
C’est véritablement un commencement puisque Dumont, alors, s’engage sur une voie où on ne l’attendait pas, joue le jeu d’une proximité qui n’était pas exactement l’apanage de son cinéma. Cette proximité, c’est la ville qui l’induit, bien sûr (que Dumont filme Paris est, en soi, un événement, une surprise), mais pas seulement. Ce que Dumont perd d’un côté (la puissance monumentale, écrasante, des autres films), il le gagne de l’autre, du côté d’une douceur, d’une finesse, dont le pari est assez courageux – courageux parce que, privée de ses échasses, sa mise en scène court le risque constant du naturalisme. Pour filmer la contradiction d’Hadewijch, l’impasse de son désir, il a fallu à Dumont trouver d’autres moyens de filmer les corps, d’écouter les voix, les souffles, de capter la constante hésitation de ses personnages : les scènes qui se jouent entre Hadewijch et Yassine (elle, un pas en avant, un pas en arrière, disponible sans pouvoir s’offrir vraiment ; lui maladroit et bienveillant, qui respecte son vœu mais ne le comprend pas) sont admirables.
Et puis Hadewijch rencontre le grand frère de Yassine, et le film s’offre un autre tournant, un tournant dont on ne vous dira rien sinon qu’il passe, via le frère, par le djihad, et qu’il donne lieu à une rupture brutale, un voyage inattendu et un plan soufflant. Alors on retrouve quelque chose de plus familier de la part de Dumont, une manière de faire avancer le récit par blocs, dont l’enchaînement arbitraire est à prendre ou à laisser. Difficile d’avoir un avis tranché sur ce plan, sur la direction qui est prise. Difficile, et troublant, parce que c’est à la fois efficace, assez fin (le plan en question vaut mieux, quitte à prendre une telle direction, qu’un plus ample développement) et peut-être aussi, un peu, grotesque. C’est subtil ou balourd, ou c’est peut-être les deux, et peut-être cette contradiction est-elle ce qui continue à intéresser chez Dumont. Subtil ou balourd, la lourdeur et/ou la grâce : même régénéré comme dans Hadewijch, le cinéma de Dumont reste, décidément, borné par les mêmes termes.