On reconnaît dans Jonas et Lila, à demain, le regard singulier d’Alain Tanner sur ses personnages : mélange de tendresse et de sévérité. Tendresse pour leur résistance à l’air du temps, bêtise et aliénation : les personnages de Tanner ont du goût et cherchent toujours les bonnes questions à poser pour ne pas le perdre dans un monde qui en manque cruellement. Comme Jean Genet à son juge qui lui demandait s’il connaissait le prix du livre qu’il avait volé, Jonas et Lila, le couple du film, répondent qu’ils savent non pas le « prix » mais la « valeur » des choses. La nuance est une figure tannérienne.
Pourtant, cette empathie du cinéaste suisse avec ses personnages ne donne pas lieu à une sensiblerie du point de vue. Aucun blanc-seing n’autorise la fiction à s’emballer vers des chemins parcourus d’avance, au bout desquels le spectateur pourrait verser sa larme et se complaire dans le sentiment lâche d’être du bon côté. Ce fut le drame de ce qu’on appela un temps les « fictions de gauche », autant de prêchi-prêcha pour convertis, autant de coups pour rien. Dans Jonas et Lila, à demain, ce qui arrive à l’écran donne parfois l’impression d’être improvisé ; les enchaînements manquent de rigueur, l’aléatoire mène le jeu, la vie passe entre les mailles du filet-scénario. C’est là que Tanner est sévère, par les voies incertaines qu’il ouvre à ses personnages, les errances qu’il met en scène, les questions qu’il leur pose, toujours ouvertes, jamais marquées par une idéologie consolatrice.
Ce va-et-vient entre regard tendre et regard dur dit l’enjeu du film -comment un jeune homme de vingt-cinq ans peut atteindre le bonheur en regard de l’expérience de ses pères issus de 1968-, et est pris en charge par un personnage-passeur, Anziano/Heinz Bennent, double fictionnel de Tanner. Interlocuteur privilégié du jeune Jonas, qui va régulièrement le retrouver « chaque fois qu’il se voit mal », comme disait Ferré, Anziano est à la fois celui qui transmet à son protégé une philosophie de la vie, faite d’engagement et de sensualité, et celui qui laisse Jonas à son destin, choisissant de partir avant d’avoir tout raconter. La force du dernier film d’Alain Tanner repose sans doute sur sa capacité à ouvrir un grand nombre de possibles sans jamais en fermer aucun. L’alternative, posée il y a trente ans par Tanner lui-même –Charles, mort ou vif-, est toujours en vigueur. Y a-t-il du nouveau sous le soleil de mai ?