Brillante Mendoza, cinéaste philippin avec qui il va falloir compter dans les années à venir, livre avec Kinatay l’un des films les plus suffocants qu’il nous ait été donné de voir ces derniers temps. Il narre le parcours d’un jeune homme, Peping, un étudiant en criminologie qui, au seuil de se marier, arrondit ses fins de mois avec de petites malversations généralement commises par des policiers à la fois mal payés et corrompus. Un jour, pour se faire plus d’argent que d’ordinaire, il accepte une mission menée par d’autres policiers. Mais cette mission s’avère bien plus redoutable que prévue quand Peping se rend compte qu’elle implique une prostituée à qui le gang a décidé de faire la peau. Désormais impliqué, le jeune homme est coincé.
Curieusement Mendoza évite le piège qui consiste, à partir d’une telle histoire, à se livrer à un pur exercice de sadisme envers le spectateur. Par sadisme on n’entend évidemment pas celui, narratif et affectif, si souvent expérimenté par Hitchcock. Plutôt à ce sadisme moral dont use un cinéaste comme Haneke, chez qui le jugement porté sur les personnages n’est autre que le carbone d’un autre jugement, celui qu’il tient sur ses spectateurs. Soit, chez ce genre de petit juge, une manière d’envisager le cinéma comme une sentence, l’application d’une peine. Et bien sûr, pas question pour ces cinéastes là de sympathiser, de mouiller leur chemise (voir cette scène du Ruban blanc où une femme se fait agonir d’injures par le médecin, Haneke prenant bien soin de filmer à stricte égalité bourreau et victime). Rien de tout ça chez Mendoza, qui pourtant côtoie les limites en termes de cruauté et d’horreur. C’est qu’il y a tout à la fois chez lui une sorte de candeur qui rappelle le cinéma muet, quelque chose de primitif dans la facture de ses plans, et une absence de jugement qui n’empêche pourtant jamais un regard moral de s’exercer sur la réalité décrite.
Mendoza filme les choses sans le moindre élan d’idéologue, plutôt en ce qu’elles questionnent la complexité des êtres, des situations, et le fonctionnement dramatiquement chaotique des sociétés humaines. Il faut voir comme le cinéaste enregistre, dans la première partie du film, l’espèce de grouillement insensé de la ville, où les instants de bonheur, le mariage de deux personnes encore empruntes de naïveté, se fait parallèlement à une angoisse sourde de trop plein, d’explosion imminente, de violence larvée et de dépression intense (le court épisode du type qui cherche à se jeter du haut d’un panneau publicitaire). La vie est là, contrastée, et les plans de Mendoza (pas très loin du néoréalisme) disent déjà quelque chose de son angoisse d’homme et de cinéaste. Dans ces moments, il décolle parfois son point de vue de celui de son personnage, lequel vit avec cette réalité sans pour autant en tirer le moindre sentiment de révolte. Ses difficultés financières suffisent à lester son existence de multiples incertitudes. Et Mendoza enregistre tout cela tel un état de fait. Sans accusation aucune. La séance chez le juge des mariages exprime assez bien l’amour que Mendoza porte à ses personnages, la manière dont il extirpe la beauté des visages hilares. Et c’est d’autant plus beau que c’est précisément cette innocence de départ qui sera roulée dans la fange.
Mendoza donne parfois le sentiment de filmer comme si le cinéma n’existait pas, comme si la conscience d’autres oeuvres ne pesait pas sur lui. Ainsi de l’interminable séquence du trajet en camionnette, la nuit, vers le lieu du massacre, que Mendoza filme parfois maladroitement, répétant les mêmes plans plutôt que de varier les angles, faisant durer les choses presque pour elles-mêmes, diluant la dramaturgie dans la longueur comme si le cinéma moderne (qui a en quelque sorte inventé cette dilution) n’avait jamais existé. Mais dans cette séquence, le malaise naît précisément du caractère primitif de ce piétinement du temps, parce qu’il est animé moins par des partis pris esthétiques extérieurs à l’histoire (des partis pris d’esthète), que mû par un lien organique avec la situation vécue par le personnage. C’est un peu comme s’il s’agissait, pour Mendoza, d’éprouver ce que peut être le cauchemar d’une telle situation. Cet amour de la réalité, cette volonté d’éprouver les choses lui-même (à sa manière Hitchcock faisait de même, il manipulait le spectateur tout en éprouvant les mêmes choses que lui, son sadisme était aussi un masochisme), font de Mendoza un véritable cinéaste tragique, voir mélodramatique. C’était déjà le cas d’un de ses plus beaux films, Foster child (tristement passé inaperçu lors de sa sortie en 2008) et c’est sans doute pourquoi malgré le caractère effroyable de la dernière partie, le film n’a pas la froideur du cinéma de petit juge dont on parlait plus haut.
A la fin, la vie du jeune homme est fichue, moralement fichue, et on voit bien que cela importe à Mendoza (sinon il ne le filmerait pas de manière aussi insistante, alors que l’acmé du film est depuis longtemps terminée), autant que le destin tragique de la prostituée et son atroce mise à mort, autant que le système barbare qui est ici démonté assez crument. Le sentiment de tragique c’est aussi cette chemise d’apprenti policier que porte le héros sur laquelle est inscrit en substance qu’une fois l’intégrité perdue, celle-ci l’est pour toujours. Cette phrase qu’on voit au détour de plusieurs plans, si elle peut d’abord laisser penser à une facilité, sinon une petite leçon de chose, prend des atours terriblement ironiques, signalant moins une leçon, une sentence, un « truc » de petit malin, que la certitude qu’un retour en arrière n’est désormais plus possible.