Hollywood, début des années 80. Lawrence Kasdan, Steven Spielberg et George Lucas sont réunis autour d’une table. Objectif : faire un brainstorming et jeter les bases de ce que doit être le nouveau projet du père de Star wars, Les Aventuriers de l’arche perdue. Flashback, quelque part dans les 70’s : depuis Easy Rider, un Nouvel Hollywood est né. Le poumon cinématographique américain traverse alors une passe difficile. Entre l’arrivée d’une nouvelle génération d’auteurs aux ambitions délirantes, la concurrence toujours plus importante de la télévision et les légendaires studios parfois rachetés par des compagnies pétrolières, Hollywood n’est plus ce qu’il était. Parmi cette nouvelle génération d’auteurs biberonnés dès l’enfance au cinéma, deux d’entre eux vont prendre une direction légèrement différente, Steven Spielberg et George Lucas. Séparément et ensemble, ils vont redonner confiance aux studios. Surtout, avec Les dents de la mer et Star wars, ils feront exploser les recettes du Box Office, inventant au passage un nouveau modèle, le blockbuster. Retour en avant, lors de ce meeting où les deux hommes définissent avec Kasdan (scénariste) le bientôt mythique Indiana Jones. Ils sont en confiance, la Fox, Universal, la Paramount, tous les exécutifs des studios sont à leurs pieds. Leur influence sera décisive, ils changeront définitivement le paysage hollywoodien. Tandis que Lucas, producteur, designer, architecte, pose les fondations de ce que seront quasiment tous les épisodes (Le Royaume du crâne de cristal compris), Spielberg les met en forme. Il a déjà une idée très précise du rythme que devra prendre le film, avec un dosage quasi scientifique des scènes d’action tout au long du récit. C’est que tenir son spectateur en haleine à renfort de cliffhanger est un art qu’il maîtrise depuis Duel. La recette est donc née, un mélange millimétré de bande dessinée, pulp, série B, classiques et surtout d’humour et d’action, maintenu par un sens du tempo annulant toute possibilité d’ennui chez le spectateur. De là à parler d’hypnose.
Ellipse : octobre 2009, le studio américain de jeu vidéo Naughty Dog (lire notre entretien avec Christophe Balestra) lance son nouveau bébé en exclusivité sur PlayStation 3, Uncharted 2 : Among thieves. Deux ans après un premier épisode qui combinait déjà, assez harmonieusement, les gameplay de Gears of war et Tomb raider dans un univers citant librement Indiana Jones et A La poursuite du diamant vert. On y découvrait alors un héros drôle et sexy, Nathan Drake, chasseur de trésors adepte des vannes ironiques comme le docteur Jones d’Harrison Ford. Cet horizon cinématographique ne trompera évidemment personne. Bien au contraire, il donnera au jeu tout son cachet. Pour ne pas dire un charme, dont les repères référentiels autoriseront une forme de nostalgie réactualisée et métamorphosée dans un nouveau paysage ludique. Une manière de ressusciter tout ce qui faisait le succès des recettes inventées par Spielberg et Lucas (elles-mêmes recyclées de tout un pan du cinéma), en les réintroduisant dans un nouveau média qui en révèlerait à la fois la pertinence tout en modifiant leur nature. Une forme de déterritorialisation esthétique de tout un champ culturel avec lequel nous avons vécu, parfois grandi, et dont la composition visuelle a laissé des images à l’iconographie identifiée (en cela Uncharted rend hommage au pulp comme Lucas en son temps. Il fait crépiter une imagerie venue du cinéma d’aventure où l’ailleurs, le lointain, fait vivre l’idée d’un monde encore secret, possible, inachevé, voire magique par son goût du fantastique et des légendes). Si Uncharted premier du nom était donc un pot pourri de gameplay à l’efficacité éprouvée, il avait surtout pour lui une ambiance unique accouplée à une mise en scène rythmée. Retrouver le monde imaginé par Naughty Dog tenait ainsi d’une promesse de voyage. Plus encore qu’une bonne dose d’action et de gunfights épiques, c’est son exotisme digital dans lequel il nous tardait de replonger. Cette part de rêve fait de paysages équatoriaux aux couleurs luxuriantes, d’espaces gigantesques et de cités perdues dont on retrouve le chemin à travers d’obscurs manuscrits ancestraux.
Cet exotisme digital, singulier, Uncharted 2 le pousse aujourd’hui à un degré encore insoupçonnable à l’époque du premier épisode – même si toutes les bases de l’univers étaient là, celui-ci marque un gap d’un point de vue créatif et visuel. On pourrait parler de vitrine technologique tant le jeu atteint un niveau graphique hors du commun. Mais évoquer de façon si pragmatique le travail titanesque abattu par Naughty Dog ne lui rendrait pas justice. Il faut souligner combien la splendeur de chaque décor, gorgé de détails à donner le vertige, participe sans cesse à produire une expérience esthétique d’une intensité inédite. D’une beauté sidérante, le jeu est une perpétuelle invitation à la contemplation, non de la prouesse technique brute, mais d’une nouvelle forme de paysage. C’est peut-être l’une des plus grandes forces d’Uncharted 2 : sa constance perpétuelle à réenchanter le monde. Contournant les limites du photo-réalisme, Naughty Dog repeint avec sa propre palette les forêts de Bornéo, l’immensité d’une ville du Népal aux décors ravagés par la guerre ou les hauteurs enneigées du Tibet. Décrire la foultitude d’éléments qui les composent serait trop long tant le souci du détail est poussé à un paroxysme seul connu des orfèvres. Il faut en revanche le considérer comme un puissant témoignage de la générosité d’une équipe, pensant l’architecture de son jeu en véritables bâtisseurs de cathédrales. Rares sont les jeux à concevoir avec autant de subtilité et de cohérence leur environnement, à la manière d’un personnage. Traverser ainsi chaque niveau d’Uncharted 2 permet d’être dans un état d’éveil et de découverte constant. De béatitude aussi, face notamment à l’un des plus beaux passages du jeu, lorsque Nathan est recueilli dans un village tibétain perdu dans les montagnes. Pur moment décroché de l’action en rouleau compresseur (on y revient), où aucun ennemi ne se cache embusqué derrière un mur. Que de paisibles villageois à saluer, des enfants jouant à cache-cache, d’autres au ballon, des yaks à caresser ; et la splendeur délirante des habitations dont chaque brique se détache dans d’étonnants et palpables effets de matière, le paysage à perte de vue, la lumière douce dont on sentirait presque la chaleur à travers l’écran. Un moment magique où l’on rêverait que le jeu se transforme en nouveau Shenmue.
Il faut encore insister sur le rôle des décors. Leur capacité à produire une pure forme de sensualité plastique se redouble par cet imaginaire exotique qui les soutient. A l’image de tout un cinéma d’aventure qu’on pourrait étendre jusqu’aux vues Lumière (qui offraient aux premiers spectateurs un regard sur les quatre coins du monde), Uncharted 2 vend un réel dépaysement. Son réenchantement tient à ce prix : la réactualisation des contrées lointaines qu’autrefois Lucas et Spielberg ressuscitaient en cinémascope, se conjuguent à l’éblouissement originel du spectateur cinéphile. L’extase esthétique générée par Uncharted 2 fait ainsi revivre la condition – une certaine forme de naïveté associée à une curiosité géographique du monde – de ceux qui depuis leurs salles de quartier rêvaient devant les premiers épisodes de Tarzan. De ces lamaseries surmontant d’imposantes cascades quelque part dans l’Himalaya à la découverte de la légendaire Shangri-La (servant de point de chute et névralgique à l’intrigue), le jeu est une succession de paysages digitaux dont l’éclat ne ravit pas seulement l’œil, mais tout notre imaginaire. Ce puissant appel au rêve repose sur la transcendance d’une imagerie d’Epinal pittoresque. Un effet principalement du à l’univers exotique comparable à celui de Tomb raider que Naughty Dog emprunte décidément en retenant que l’un de ses meilleurs arguments en termes de spatialité : la verticalité. Jeu de plateforme mais pas trop (si cet épisode est encore plus assisté que le premier, il gère et dose mieux cet aspect), Uncharted 2 pense en hauteur. Ce qui lui ouvre des perspectives très utiles pour parfaire la splendeur et les sensations offertes par ses décors (vertige omnidirectionnel de la profondeur de champ). Surtout, il lui autorise à varier le plus possible son level design. Au niveau du joueur, penser ainsi verticalement, jusque dans un échange de tir s’avère souvent décisif, voire vital. Sur ce détail, même un Gears of war gonflé de testostérone fait petit bras tant cette architecture des niveaux apporte non seulement une profondeur aux environnements, mais aussi une vraie diversité au gameplay.
La beauté des décors et son appel à une nouvelle forme d’exotisme digitalisé ne sont pas les seuls points forts d’Uncharted 2 . Ceux-ci s’harmonisent dans un ensemble, un tout, qui lui aussi prend racine dans le cinéma de Spielberg, Lucas et leurs influences. On l’a écrit partout, le jeu de Naughty Dog est un blockbuster, de ceux qui défieraient presque effrontément le cinéma sur son propre terrain. Mais de quoi s’agit-il exactement ? D’une question de rythme d’abord, comme Spielberg l’avait suggéré et définit lors de la conception des Aventuriers de l’arche perdue. Uncharted 2 est donc un jeu sans temps mort et aux multiples cliffhanger. Ou plutôt, s’il se ménage des creux, c’est pour faire évoluer son intrigue avec quelques cut scenes aux transitions parfois bluffantes (combien de fois on s’est surpris à croire qu’on jouait encore quand le fil scénaristique intervient, et inversement). Mais à l’image d’un Indiana Jones, ces passages narratifs où l’enquête de Nathan progresse (souvent ponctués d’humour tout en jouant délicieusement de son petit triangle amoureux emprunté à la comédie romantique) sont une respiration au milieu d’un long ride tapissé de balles, d’acrobaties et de mini énigmes posées là un peu par principe – le point faible du titre, mais on ne s’en plaindra pas. Toute la structure du jeu est ainsi pensée, au long d’un parcours presque sans faute, autour d’une alternance idéale entre les phases de jeu et celles où le récit s’écrit – parfois celui-ci continuant jusque dans le feu de l’action (principe désormais classique mais que Naughty Dog maîtrise comme nulle autre). Malgré un début un peu laborieux abusant des flashbacks et certaines phases de plateformes parfois trop linéaires, difficile donc de s’ennuyer tant le tempo est exemplaire : jusque dans les passages alternatifs (poursuite motorisée, tir à la tourelle), le jeu frôle le dosage parfait, rares sont les baisses de régimes ou les surcharges. Cette science exacte et fine des scripts, Uncharted 2 la pousse à un degré inédit en jouant à merveille d’une alternance entre gameplay et mise en scène, plutôt en mettant en scène les phases de gameplay. L’attaque et la destruction d’un immeuble par un hélicoptère de combat constitue un bon exemple. En plein milieu d’un gunfight, les missiles fusent, la bâtisse s’écroule, forçant à courir pour projeter le héros à travers la fenêtre d’un autre immeuble. La scène se déroulant en direct, sans retour à une cinématique. Spectaculaire, intense, le sentiment d’être plongé au cœur d’un film d’action hollywoodien ? Oui mais intervient surtout un art du découpage que d’autres moments, parfois moins ahurissants, utilisent avec une subtilité sidérante : caméra toujours placée au meilleur endroit afin d’offrir avec style la meilleure visibilité, micro cut scene pour infuser de la narration dans l’action et créer du lien entre les personnages, interactions nombreuses avec les PNJs donnant aux situations un nouveau degré de réalisme, faux accidents de parcours afin de faire croire à des impondérables et à la matérialité des décors (ce qui accentue l’élasticité rythmique du jeu et rend l’espace plus vivant). Tout cela au fil d’une intrigue où la progression d’un lieu à l’autre se fait avec une constante lisibilité permettant au joueur d’être aussi le spectateur de son propre film.
A cette fluidité permanente où les morceaux de bravoure s’enchaînent (mémorable séquence sur un train partant des vertes contrées népalaises pour finir dans la blancheur des sommets tibétains), Uncharted 2 ajoute également une jouabilité rééquilibrée (par rapport au premier épisode). Plus pêchues et dynamiques, les phases de gunfight ont gagné en intensité et diversité. De par le système de couverture, d’une précision exemplaire et rarement pris à défaut, mais aussi avec la possibilité désormais de la jouer en mode infiltration. Plusieurs petites trouvailles de génie (agripper un ennemi en étant caché derrière un muret, le pousser dans le vide en arrivant discrètement par derrière, l’attraper en étant suspendu au bord d’un précipice, etc.), font d’Uncharted 2 un sérieux concurrent à Solid Snake. Mieux, il réussit tout ce que Kojima aura raté avec MGS 4. Ainsi plus étoffé, le jeu permet d’aborder de nombreuses situations selon la volonté du joueur. Un système que Naughty Dog a baptisé « wide linear » et où chacun peut se retrouver : certains préfèreront passer en force, tout flingue dehors, quand d’autres vont la jouer discret. Dans un titre aussi gavé de scripts, un tel gameplay permet au jeu d’élargir ses propres possibilités. Il personnalise l’action pour donner au joueur l’illusion de ne pas être seulement un pivot du scénario ou de la mise en scène. Cette alchimie doit aussi beaucoup à la synthèse que Naughty Dog peut désormais se targuer d’avoir su réaliser. En affinant leur héritage cinématographique emprunté à Spielberg, Lucas et consorts, le studio n’a pas seulement tenté d’imiter le blockbuster hollywoodien, il a créé sa propre conception du genre pour le jeu vidéo. Davantage que des emprunts (esthétiques, routines de scénario, état d’esprit), Uncharted 2 les adapte, il se les accapare pour créer sa propre expérience. Il livre ainsi sa vision du blockbuster pour son média. Signifiant dès lors que son ampleur repose à la fois sur une certaine conception du jeu d’action, et de ce qu’il peut être ou devenir.
Si l’époque et son paysage ne sont pas comparables, Naughty Dog se place néanmoins dans la filiation des barbus d’Hollywood. Tout en passant après (Gears of war, entre autres), comme les deux cinéastes en leur temps, Uncharted 2 reformule un genre. Sa préoccupation n’est pas d’inventer : en se situant consciemment à un point de l’histoire du jeu vidéo, il préfère s’accaparer ce qui se fait de mieux et l’optimiser pour le mener vers un certain idéal. A la fois cinéphile et gamer, il redéfinit et ouvre de nouvelles perspectives dont le principe tient à une recherche de la méthode. Une forme de perfectionnisme visant une itération du plaisir : le degré de finition exemplaire d’Uncharted 2 permet une constante valorisation du joueur. Qu’il soit amateur ou professionnel, préférant d’emblée opter pour la facilité ou débuter en mode difficile (l’expérience sera toutefois différente), chacun de ses actes sera récompensé par la conception même du jeu – créant toujours l’illusion d’accomplir des choses hors du commun qu’on soit bon ou mauvais. Il y a ainsi dans cette conception du blockbuster vidéo ludique quelque chose tenant à la refonte hollywoodienne de Spielberg et Lucas. Une tentative de réunir un patrimoine et un horizon onirique (exotisme, voyage, mythologie) dans une forme d’art populaire où initiés et incultes peuvent cohabiter sans hiérarchie. En cela, par cette capacité à offrir pour tous une jouissance maximale de l’action, du rythme, du gameplay, du spectaculaire, du récit, des environnements, avec une légèreté joyeusement décomplexée devant beaucoup aux personnages, Uncharted 2 est un jeu aussi profondément démocratique et donc Américain. Aucun studio issu d’un autre pays n’aurait sans doute été capable de produire une telle expérience collective ; pas au sens où nous jouerions ensemble dans un mode multijoueur (ici également proposé), mais au sens où la puissance fédératrice du jeu (tout ce dont il est fait et pensé) est indiscutable. Manier avec autant d’efficacité et d’intelligence ces mécanismes productrices d’émotions fait d’Uncharted 2non pas le premier produit bâtard réussissant à relier avec brio deux médias, mais incontestablement un grand jeu tout court pour sa génération. Une étape décisive pour l’entertainement dans son ensemble, qui vient pour ainsi dire de « déplacer » le concept d’exotisme dans un nouvel Eldorado interactif. Un mètre étalon au regard duquel le grand cinéma d’action et d’aventure risque désormais de paraître bien fade.