Un matin, sur leur perron, Norma et Arthur Lewis découvrent un paquet. A l’intérieur, une boîte surmontée d’un bouton rouge. La visite d’un étrange et élégant monsieur atrocement défiguré va leur donner la clé de l’énigme : s’ils appuient sur le bouton, ils se verront offrir un million de dollars, mais dans le même temps une personne qu’ils ne connaissent pas mourra. Adapté d’une très courte nouvelle de Richard Matheson, The Box est le troisième film de Richard Kelly. Il vient confirmer, s’il était besoin, le talent du cinéaste américain le plus doué de sa génération (à peine 34 ans).
Il y a, chez Richard Kelly, cette tendance à faire tenir le sort du monde sur les épaules d’un ou deux personnages. Le jeune Donnie Darko du film éponyme, Roland / Ronald Taverner dans Southland tales, et aujourd’hui ce jeune couple de Virginie, Norma et Arthur Lewis. On pourra objecter que précisément, c’est l’un des motifs récurrents du cinéma américain, que ses héros triomphent (la jeunesse de Spider-man) ou en éprouvent de la tristesse (le Shyamalan d’Incassable). D’où vient alors que ce motif génère, chez Kelly, une intensité particulière, comment se fait-il qu’on éprouve physiquement, et pas seulement pour des raisons psychologiques ou intellectuelles (c’est à dire d’identification ou de scénario), le poids que soutiennent ses personnages ? L’image qui vient en tête est celle d’Atlas, ce Titan condamné à porter le ciel sur ses épaules, que la fameuse sculpture dite « Farnese » représente la tête penchée, un genou plié, dans une attitude qui exprime la pénibilité physique de cette éternelle besogne.
Un corps qui doit supporter une immensité, voilà de quoi est fait The Box. Peut être plus encore que dans ses deux précédents films, le cinéma de Kelly est tiraillé entre deux pôles : l’un qui repose sur la description du quotidien, des connivences intimes que s’échangent des personnages, une puissante densité humaine (Cameron Diaz et James Marsden sont bouleversants), l’autre qui est une structure extravagante, qui s’emballe au risque de laisser le spectateur sur le bas-côté. Ce contre quoi doivent lutter les personnages n’est pas seulement une machination, c’est aussi cette structure qui risque de les engloutir à tout moment. L’instant de bascule vient après une heure de film (la séquence de la bibliothèque), geste culotté où le cinéaste prend le risque de défaire l’adhésion du spectateur avec un panache et une croyance dans le cinéma qui laisse pantois. Le film qui avait commencé comme une proposition à suspense s’ouvre à l’inconcevable, au délirant. D’un coup, dans ce soudain accès à un autre niveau de fiction, le film et sa structure narrative, semblent surdimensionnés pour ces deux héros, pas davantage bigger than life que les spectateurs, droits mais frêles (et de terribles marques physiques – le pied de Norma, mais aussi le visage défiguré d’Arlington Stewart – sont les stigmates concrets, brutaux, de cette fragilité).
La beauté de The Box tient à ce décalage constant entre le caractère raisonnable et sensible de ses personnages (et Kelly, en cinéaste adulte, ne lâche jamais la dimension intimiste du lien qui unit ce couple), et cette machinerie complexe, déraisonnable, parfois ingrate, qui est celle du récit. Le risque était grand alors, pour le film, de n’être que du cinéma de garçon autiste, simplement mu par l’originalité supposée d’un univers (comme chez Jeunet) ou la simple habileté postmoderne de petit malin à jongler avec les signes (ce dont le film est rempli, même si de manière plus discrète que dans Southland tales). On a parfois comparé Richard Kelly à David Lynch, lui même revendique son influence. Pourtant, loin s’en faut, on n’est jamais vraiment chez Lynch, où le caractère délirant du monde finit par rendre fous ses personnages, quand ce ne sont pas eux qui projettent leur folie sur le monde. Au contraire, Norma et Arthur restent tels qu’en eux-mêmes jusqu’au bout (des américains moyens, intelligents, humbles), subissant un sort absurde et une fiction hallucinée tout en gardant leur clairvoyance, en spectateurs impuissants de la fatalité. Au delà de la perversité hitchcockienne de la situation, ce déséquilibre entre la machinerie et l’intime leste cet objet pop d’une surprenante tristesse métaphysique.
In fine, une fois que le délire à fait son oeuvre et a bouché toutes les issues, c’est à un mélodrame dense que nous invite Kelly. Comme s’il avait fallu passer par une fiction excessive, paranoïaque, risquant la boursouflure narrative, pour accéder à la cruauté nue du mélodrame, dernier acte de vengeance d’un Dieu méchant. Curieux objet que The Box, qui met à jour les mécanismes d’ordinaire invisibles de la tragédie (pourquoi Œdipe accomplit sa destinée, cela reste, au fond, un mystère), comme si Kelly avait imaginé une entreprise ou une firme nommée « Fatum » (celle pour laquelle travaille Arlington Stewart) et dont le travail consisterait à créer de la prédestination et du tragique. On peut d’ailleurs voir cela comme le travail même d’acte de création (que fait-on subir à des personnages ?). C’est probablement l’une des raisons pour lesquelles on fait du cinéma : pour fantasmer des choses affreuses, terribles, qui pourraient arriver aux êtres que l’on aime (La Chambre du fils de Moretti, c’était aussi cela). Cette densité humaine qui irrigue le film vient sans doute de ce que Kelly s’est inspiré de ses propres parents pour créer ses personnages (son père a d’ailleurs travaillé à la Nasa comme Arthur).
Et dans ce soubassement autobiographique (dont on sentait déjà la prégnance dans Donnie Darko), il y a cet angle pas tout à fait mort, le fils, Walter, personnage à la fois central et périphérique, qui à plusieurs reprises semble regarder ses parents d’un œil extérieur, écouter leur conversation depuis sa chambre, alité, les yeux dans le vague, comme un télépathe (Kelly répète le même plan deux fois). On aime à penser que tout le film n’aura été que ça, un délire d’enfant (le dernier plan lui est d’ailleurs dévolu) qui imagine les pires histoires par peur de perdre ses parents, peut-être un peu jaloux de leur couple fusionnel (il est évident qu’il est inconsciemment amoureux de sa mère, en témoigne la gêne quand elle l’embrasse devant ses copains, ou la façon dont il la regarde dans les couloirs du lycée), à qui on ne répond jamais vraiment et qu’on laisse toujours un peu en dehors des prises de décisions. Un enfant qui comme tout créateur, comme Kelly lui-même, n’aurait qu’une hantise, celle de perdre les deux sens primordiaux à la fabrique d’un film : le son et l’image. Dans cet enfant, ce personnage tout à la fois décisif et un peu à l’écart, réside peut-être le secret de The Box, tiraillé entre la fiction adulte de l’intime, et une autre, enfantine, magnifiquement immature, consistant à jouer avec ses peurs.