Jean-Philippe Toussaint n’a pas la vie facile : sans même évoquer Marie, figure désirante et désirée depuis Faire l’amour et Fuir, il semble à lui seul perpétuer le « fonds Minuit » comptant, entre autres, Beckett, Simon et surtout Robbe-Grillet, dont le décès prend aujourd’hui la forme d’un passage de flambeau. Car La Vérité sur Marie, non content d’être l’une des plus belles réussites fomelles de cette rentrée, constitue de surcroît un vibrant hommage à cette époque du Nouveau Roman durant laquelle on se souciait encore en France de la forme romanesque.
A l’image de son prédécesseur, La Vérité sur Marie est divisé en trois parties mais ici, la narration est d’abord faite d’un point de vue externe ; la « première personne » de l’écrivain apparaît comme un renoncement « à son invention », au détour d’un paragraphe après avoir laissé au lecteur une longueur d’avance, factice à l’évidence, mais parvenant à éviter l’écueil du flashback. Plus qu’un roman de la réconciliation, La Vérité sur Marie est celui de la reterritorialisation : les scènes charnelles sont plus intenses que jamais, les corps sont traversés de désirs électriques ; le roman entier est bâti sur des frémissements, des ondulations, des hésitations également, autour d’une réunion finale et fusionnelle entre les deux personnages. Pour reprendre l’expression deleuzienne, le narrateur et Marie « produisent l’un dans l’autre » : « (…) je me savais intimement présent, non seulement en tant que source unique de l’invocation en cours, mais au sein même de chacun des personnages, avec qui des liens intimes m’unissaient, des liens enfouis, privés, secrets, inavouables – car j’étais autant moi-même que chacun d’eux ». Et la multitude de fenêtres, de vitres, voire de hublots d’avion cargo croisés depuis La Salle de bains d’exploser « violemment, dans un tremblement de verre » lorsque le lecteur est enfin en mesure « de reconstituer, de reconstruire » la grande figure féminine « vitrée » qu’est Marie, de connaître cette « vérité » du titre, d’en saisir peut-être, aussi, l’amusant anagramme.
Car Toussaint possède ce que très peu d’écrivains d’aujourd’hui ont encore : un style, une technique, une obsession du rythme, de la phrase – bref, du langage. Il est dès lors peu surprenant de reconnaître, derrière la baie vitrée d’un hippodrome japonais, les jockeys de La Route des Flandres et leurs casaques bigarrées ; ou dans les tableaux épurés dans la mer de l’île d’Elbe, la précision essentielle de La Jalousie. On ne dira pas ici un mot de l’histoire ; on rappellera simplement qu’en plus d’être un « prolongement » de ses deux derniers romans, La Vérité sur Marie est le prolongement d’un demi-siècle de grande littérature.