« Une histoire explosive, les ramifications paranoïaques de la vie dans la ville » : tel est le pitch des Noeuds blancs, titre d’un livre qui surgit sans prévenir au milieu de cet étonnant roman qu’est La Ville absente. Ces nœuds blancs, qui « sont comme des mythes gravés dans les os du crâne », renvoient à une langue commune et originelle. Mais plus qu’une matrice gentiment théorique, Ricardo Piglia fait de ces noyaux durs de véritables ressorts de fiction. Très vite, ils agissent sur son récit en en démultipliant, en en dénoyautant les trames. Si bien que ce court roman déborde, foisonne et surprend d’une manière incroyable.
A première vue, La Ville absente met en scène Junior, un journaliste argentin qui enquête sur l’existence d’une étrange femme-machine, Elena, née du désespoir d’un homme ayant perdu sa femme. Cet homme renvoie à Macedonio Fernandez, un écrivain bien connu en Argentine, considéré comme le maître de Borges. A l’origine, il aurait conçu la machine pour traduire des textes, dans la plus pure tradition des automates joueurs d’échecs ou de L’Eve future de Villiers de l’Isle-Adam, à laquelle Piglia ne manque d’ailleurs pas de se référer. Mais tout s’emballe quand la machine se met à produire ses propres récits, à « transformer des histoires » et à interagir sur le réel. Les uns pensent alors qu’elle interroge son propre état d’androïde, d’autres la suspectent de hacker les réseaux d’un Etat argentin « psychopathe », « télépathe » et dont les violences passées constituent la trame de fond obsédante du roman. On cherche dès lors à l’anéantir, tandis que Junior navigue à vue dans un décor froid et volontiers anonyme.
Junior rencontre un par un les témoins qui l’ont connue, démêle les pistes, perd pied dans l’entrelacs de fictions qu’elle produit, tente de discerner le vrai du faux puis remonte à la source des histoires qui ont précédé sa programmation. Un obscur gardien de musée, le coréen Fuyita, l’épaule dans son enquête. Les faits historiques s’en mêlent et les clans des péronistes s’anime dans l’ombre du récit. Les êtres de chair et d’os (le physicien Richter) se mêlent aux êtres de papier, au premier rang desquels on retrouve Stephen Stevensen, le personnage principal d’Une Rencontre à Saint-Nazaire, nouvelle publiée par Piglia en 1989 suite à une résidence à la Maison des écrivains étrangers et traducteurs (Meet) de Saint-Nazaire. Stevensen tient un journal qui prédit l’avenir et qu’il compare volontiers à une machine. Dans La Ville absente, le premier livre que doit traduire la femme-machine est William Wilson d’Edgar Poe, une nouvelle sur un écolier poursuivi par son double. Or, la traduction qu’elle en tire est un récit « méconnaissable » baptisé Stephen Stevensen. Une oeuvre qui, selon Macedonio, « anticipe toutes celles qui suivent »…
Plus qu’un jeu intertextuel, ces paraboles et ces effets de chausse-trappes et de glissements donnent à voir comment une fiction digère celles qui l’ont précédé. Quitte à donner le vertige au lecteur, car l’enquête est très elliptique et construite non par étapes mais autour de lignes de fuite qui épousent une errance langagière et géographique. Entre deux vestiges de figures littéraires (Dante, Virgile) et quelques morceaux de cultures gaélique et scientifique, on se retrouve ainsi plongé pour finir au coeur d’une île-refuge « où toutes les langues se sont mêlées ». Indéniablement, le ton est original, le style fougueux, l’approche mi-fantasmagorique mi-baroque, et c’est là une bonne porte d’entrée dans l’œuvre protéiforme de Piglia, qui s’est progressivement imposé depuis les années 1960 comme une figure incontournable des lettres argentines.