Le « roi de l’évasion » (titre magnifique), c’est Armand, quadra nounours qui vend des tracteurs et aime les hommes, plutôt les vieux. Armand est en crise, une sorte de crise de la quarantaine mais à l’envers : et si, pour voir, il rentrait dans le rang ? Quand Curly, une adolescente fougueuse, lui saute au cou, Armand se décide, vire de bord, prend la tangente dans les bois avec la gamine, avec la moitié du canton aux trousses. Changement et continuité pour Guiraudie, qui, après Voici venu le temps, semble arpenter ici un terrain a priori plus naturaliste, moins foisonnant. Impression vite démentie : après un début un peu flottant, l’imaginaire délirant de l’Aveyronnais ne tarde pas à reprendre les commandes, retrouvant au grand air la voie d’une utopie libertaire d’une vitalité sans bornes.
Après une séquence d’ouverture hilarante (les atermoiements d’un paysan qui, feuilletant un catalogue, n’arrive pas à choisir la couleur de son futur tracteur, tandis que sa mère envahissante le presse par-dessus son épaule), le film, on le disait, peine un peu à démarrer, à trouver un rythme. Le coup de foudre improbable entre Armand et la lycéenne ne convainc pas vraiment, il est un peu arbitraire, pas très senti. Ce n’est pas très étonnant, au fond, on sent bien que ce n’est pas vraiment ce qui intéresse Guiraudie, et qu’il faut, pour que son cinéma se déploie tel qu’en lui-même, que commence la balade sauvage en quoi va consister le film dès son deuxième tiers, l’« évasion » du titre. Cette évasion est double, c’est tout à la fois la fuite des tourtereaux (rejouant sur un mode cul nu et délirant les conventions des Amants de la nuit ou de Badlands), et celle d’Armand, perdu dans le labyrinthe de son désir.
Le film alors s’enroule dans une guirlande d’inventions loufoques et géniales (le commissaire intraitable, portrait hilarant du sarkozysme ; la « dourougne », racine dopante qui « fait courir vite et rend vachement malin »), sans jamais se départir de l’humanité désarmante avec laquelle Guiraudie film le moindre de ses personnages, ni empêcher le film de traiter, avec une précision et une douceur totale, son vrai sujet (les chemins tortueux du désir, et comment ils dévient, et comment l’on s’y perd). Cette cohabitation débouche sur une espèce d’euphorie douce, d’où le film tire tout son charme. Il y a comme ça une scène magnifique, Armand couche avec un vieux type qui lui en a fait la demande, et les deux corps sont là, allongés, celui patapouf d’Armand contre celui maigrelet du vieux, et le vieux parle après l’amour, dit quelque chose à propos du baiser, et la mise en scène ici est d’une simplicité et d’une douceur bouleversantes. Sur les chemins de traverse où il a choisi de s’évader, le cinéma de Guiraudie n’a besoin d’aucun dopant : il n’est pas près d’être rattrapé.