Totò qui vécut deux fois nous arrive avec dix ans de retard, d’Italie où il fut tout bonnement, à l’époque, interdit de sortie – le film y déclencha l’ire des catholiques d’extrême-droite, et l’affaire remonta au Parlement, débouchant finalement sur l’abolition définitive de la censure, et l’autorisation tardive du film. A découvrir aujourd’hui ce pur bloc d’étrangeté acide, littéralement monstrueux et volontiers terroriste, il n’est pas difficile de situer l’origine du litige. Le film se découpe en trois sketchs, mais avant eux, on y entre par un préambule glaçant qui vaudrait comme avant-goût et comme mise en garde. Dans une salle de cinéma palermitain, le public, formé par un sous-prolétariat dégénéré, s’extasie devant le spectacle, à l’écran, d’un film zoophile, une espèce de pastorale d’apocalypse, l’image d’un paysan qui s’active sur son âne. « Quel veinard ! », braille un vieux édenté dans les rangs. Puis la caméra glisse le long de la galerie de freaks, dévoile les visages, s’arrête sur celui d’un borgne qui nous regarde de son œil mort. Avant-goût : effroyable et hypnotique, cette entrée en matière condense en quelques plans la radicale étrangeté du geste, inclassable, mi-straubien mi pétomane, du tandem Cipri et Maresco. Mise en garde : le film entier tiendra dans ce face à face pétrifiant avec une humanité d’après la fin du monde.
Trois sketchs, donc, tous coulés dans un noir et blanc somptueux et portés par une identique galerie de monstres, lâchés dans un Palerme crasseux que le film dessine comme une pure vision d’apocalypse. Le premier suit l’errance de Paletta, barbu priapique à l’œil enfantin et souffre-douleur de son quartier, qui n’y tient plus lorsqu’on lui annonce l’arrivée en ville de la putain Troiscylindrés, jouée par un obèse hirsute. Le second s’ouvre sur une veillée funèbre : au chevet du défunt, sa mère (jouée là encore par un homme) attend l’arrivée de l’amant de son fils, une baderne édentée et cupide qui ne fera finalement son apparition que pour dépouiller le cadavre. Le troisième enfin, se présente comme une évangile dégénérée qui voit Totò, un vieux messie jurant comme un charretier, sillonner, accompagné du bossu Judas, un paysage contrôlé par un parrain local qui se présente comme son double. Errant autour d’eux dans le désert et sous un ciel fordien, un ange diarrhéique qui finira violé, une humanité difforme et zoophile, et Lazare, petit maffioso jeté dans un bain d’acide par le parrain, puis ressuscité par le messie dans un moment hilarant de burlesque primitif.
A l’exception du Retour de Cagliostro, leur troisième et dernier long métrage sorti en 2003, le travail de Cipri et Maresco est peu connu dans nos contrées. Mais Totò qui vécut deux fois est, à l’époque, le prolongement logique d’une œuvre dense et déjà très affûtée, une œuvre qui s’est développée – et cela ne laisse pas de surprendre vu le génie formel, puissamment cinématographique, qui se déploie ici – sur les écrans de télévision. Au début des années 90, le duo se fait connaître avec Cinico TV, programme quotidien trash et hilarant conçu d’abord comme un satire de la télé berlusconiennne : chaque soir, à l’heure du dîner, un petit théâtre de l’absurde ouvert sur des corps improbables et malaisants, une sorte de retour du refoulé jubilatoire et agressif, soutenu par une austérité (noir et blanc systématique, souvent un simple plan fixe) et une inventivité formelle a priori impensables dans tel cadre.
Totò qui vécut deux fois, qui est le deuxième long métrage du tandem (après L’Oncle de Brooklyn en 1995), reconduit la formule éprouvée dans ce laboratoire. D’abord il est porté par une même jubilation éruptive à montrer l’immontrable, à faire de sa tératologie burlesque l’outil d’une joyeuse transgression, en même temps qu’un portrait terminal de l’Italie – en cela il rejoint une tradition de la méchanceté et de la bestialité qui passe par Les Monstres de Risi, ou le Affreux, sales et méchants de Scola, qui ressortent tous deux en salles ces jours-ci. Mais surtout, au-delà de la provoc’, le film renoue avec le génie de précision et la puissance figurative que faisaient valoir les sketches de Cinico TV. Totò prend la forme d’un triptyque, mais son vrai format, celui où s’épanouit le talent de Cipri et Maresco, est au fond en-deçà du sketch, c’est un génie qui se déploie à l’échelle d’une scène, parfois d’un simple cadre. Il y a comme ça des moments minuscules et fulgurants dans Totò, l’apparition d’un zombie qui ne retrouve pas sa tombe, la dissolution de Lazare qui disparaît dans un fondu, ou encore ce plan pétrifiant d’une armée de branleurs s’astiquant à l’unisson dans une espèce de couloir immaculé, quelque part entre Shock corridor et La Nuit des morts vivants. Le film, soyons francs, n’est pas toujours plaisant à regarder. Mais sa croyance perpétuellement renouvelée dans les moyens du cinéma, sa sidérante capacité d’invention, s’offrent toujours, dix ans plus tard, comme une splendide et précieuse aberration.