Dans le jargon, ça s’appelle un film de producteurs. Soit un objet sans âme ni génie, presque sans réalisateur (Guy Ritchie en mode yes man), sauvé de la mélasse par une agrégation de talents comme seule la machine hollywoodienne sait les aimanter. A la production, Joel Silver. A la baguette, Hans Zimmer. A la photo, Philippe Rousselot (Marie Reilly, Entretien avec un vampire…). Et dans le rôle-titre, Robert Downey Jr., un voleur de scène capable de phagocyter n’importe quel projet sur son seul charisme. Comme Iron Man, idéal de blockbuster en pilotage automatique, Sherlock Holmes n’a d’autre sujet que son interprète. Sauf que Downey Jr. maîtrise cet art du cabotinage feutré qui lui permet de servir le héros autant que lui-même, et de troquer le one-man-show pour une circulation entre les deux côtés de l’écran. Il n’y a guère aujourd’hui que Johnny Depp capable d’apparaître à ce point en se camouflant. Résultat, de Holmes ou Downey on ne sait plus trop qui vampirise l’autre ; et c’est tout le mythe du détective qui est revisité dans le sillage de cet échange.
Rien d’iconoclaste ici, bien au contraire. Le Sherlock Holmes de Ritchie se veut comme d’autres un reboot fidèle, un dépoussiérage en règle en même temps qu’un retour aux sources : exit donc la pipe, le deerstalker et la redingote. Exit surtout le rigorisme déductif popularisé par le cinéma, la posture dites du « balai dans le cul » popularisée par la légende. Soit. Le pensionnaire du 221 bis Baker Street tenait d’avantage du dandy excentrique et bagarreur ? Abusait de psychotropes ? Périclitait entre deux affaires ? Downey Jr. l’incarne comme tel, jouant autant de ses neurones que de ses poings, sophistiquant jusqu’à la moindre de ses attitudes, métrosexualisant Holmes comme Johnny Depp son Jack Sparrow. Simplement, la prise de risque se limite ici à ça : un ravalement de façade, un traitement de surface, quand il y avait matière à éventrer le mythe, à disséquer sa contemporéanité sous-jacente. Au fond, cette version souffre des mêmes scories que les précédentes : la littéralité. Elle n’annone pas les mêmes lignes, c’est tout. Il y a bien ici ou là une amorce de remise en perspective, de relecture moderne du mythe, mais elle se borne à pointer une homosexualité latente entre Holmes et Watson (sic). Non, le vrai sujet était ailleurs, dans ce que ce symbole du XIXe siècle nous dit de son époque, mais aussi (et surtout) dans ce qu’il préfigure du héros de demain. Et le film, c’est le plus rageant, n’est jamais bien loin de remonter cette piste.
A bien regarder entre les lignes de Conan Doyle, c’est un être positivement inhumain que l’on découvre, une machine déductive aveugle aux autres, un héros-botique entièrement dévolu à son enquête (voir Le Signe des Quatre ou Une Affaire d’identité, et surtout les conclusions limpides de Cassou-Noguès à ce sujet). A ce titre, Sherlock Holmes incarne, contient même, et mieux que n’importe quel héros, la révolution industrielle et conceptuelle d’un XIXe livré aux engrenages de la raison. Il en faudrait peu pour en déduire une icône steampunk, peu aussi pour y voir les prémisses des enquêteurs-logiciels d’aujourd’hui. Ces Jack Bauer et Jason Bourne paramétrés pour leur seule mission, ou mieux, pour prendre l’héritier le plus évident, ce Dr House qui subordonne lui aussi le monde à sa seule analyse. Autant de pistes en germe ici, mais comme empêchées, empêtrées dans les impératifs du blockbuster lambda : jamais Holmes ne s’abandonne vraiment à cette vision scientiste de son environnement et de ses contemporains. Quoi que… Au plus fort des combats, on le découvre capable de simuler mentalement les coups et parades à venir. Casse-gueules au possible, ces séquences au ralenti fonctionnent in extremis en ce qu’elles donnent enfin corps et forme au super-pouvoir de notre machine à penser : une logique qui confine à la prédiction. Ainsi réduite à l’exécution programmatique de ses déductions, l’action pour Sherlock Holmes en deviendrait presque anecdotique, dénuée d’enjeux, comme si les choses étaient jouées d’avance.
La nonchalance qui en découle, cette désinvolture qui annule la plupart des effets de suspens (que peut-il arriver à un type capable de tout prévoir ?), n’est au fond que l’exacerbation de la loi n°1 du genre : le héros s’en sort toujours. Et alors que le film pourrait sans mal se complaire dans une logique de twist, c’est le contraire qui se produit : la finalité de l’enquête, sa résolution – et au fond le fil narratif même – n’a pas le moindre intérêt, seules importent les interactions entre Holmes et Watson, leurs dialogues et réflexions à voix hautes (Downey Jr. et Jude Law, on le disait, cruciaux). Sherlock Holmes, c’est un blockbuster qui stationne en double file : il se veut au coeur de l’action mais freine pour bavarder. Une approche séduisante, au fond assez proche du langage de certaines séries d’aujourd’hui (de 24 à Dr House, le schéma narratif n’est un rail monotone sur lequel les personnages avancent, se croisent et progressent), mais que Guy Ritchie ruine consciencieusement à coup de champ / contre-champ sous Temesta. Limite bien connue de ces films de producteurs que de nier leur metteur en scène mais en permanence d’en réclamer un.