Un regard furtif sur la page rapproche immédiatement l’Allemand Reinhard Jirgl d’un immense prédécesseur, Arno Schmidt. Langue orale et hyper-foisonnante, jeux de mots-valises augmentés jusqu’à la saturation par des mutations typographiques à tous les coins de phrases : cet Est-Allemand proche dans sa jeunesse du dramaturge Heiner Müller n’a jamais renié l’héritage du Joyce de Bargfeld, même si ses propres « manifestation graphiques » ont des enjeux très différents.
Avec ses jeux de renvois complexes, ses encadrés en gras et la pluralité de ses approches narratives, Renégat, roman du temps nerveux rappelle tout particulièrement les « tapuscrits » introuvables ou inédits en français de Schmidt (Soir bordé d’or, Zettels Traum), mais aussi l’emblématique Marelle de Cortázar, dont il retrouve le dédale arbitraire entre la fiction, l’essai et le nombre infini d’écheveaux qui les sépare. Alors Jirgl, moderniste tardif ? Ce roman plein comme une outre laisse entrevoir un projet bien plus viscéral et tourmenté : à l’instar du Döblin de Berlin Alexanderplatz (tel qu’on peut le lire dans la récente traduction d’Olivier Le Lay), Jirgl semble moins animé par un désir de revitaliser, augmenter ou réinventer la langue de la littérature que par une nécessité de communiquer différemment par elle. Comme Schmidt ou Döblin, sa quincaillerie vibrante ne rend pas le texte plus complexe mais plus complet. De fait, il use de l’extrême versatilité de sa langue maternelle (du moins ce que son héroïque traductrice, Martine Rémon, nous en laisse entrevoir) pour faire voir et entendre autrement un monde moderne, de moins en moins concret et de plus en plus indicible. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le protagoniste et narrateur principal de Renégat, écrivain raté et journaliste « en rupture de ban », use et épuise les jargons (post-humaniste, métaphysique, poststructuraliste, esthétique, situationniste) et les disciplines (géologie, économie, éthologie, géologie, ontologie, théologie, anthropologie) pour essayer de cerner le monde et n’arriver, comme Musil ou Debord, qu’à épaissir sa confusion. A l’image du terrible syllogisme qui ouvre le premier chapitre (« Je ne suis pas un condamné. Jamais je n’ai eu à purger de peine, aussi n’ai-je jamais été libéré »), Renégat est un livre de l’embourbement, c’est-à-dire un vrai roman de crise. Incidemment, son intrigue faite de petits faits flous est impossible à raconter au-delà de son point de départ (après une rupture avec ses racines paysannes et un naufrage marital, un journaliste tombe amoureux de sa psychanalyste et déménage à Berlin) ; sa puissance romanesque très singulière opère ailleurs, notamment dans un tissus d’anecdotes étalées sur plusieurs décennies.
Ce n’est pas un hasard non plus si son décor est le Berlin contemporain (l’intrigue se déroule en 2004, le livre a été publié en Allemagne en 2005), cette friche énorme et diffractée, remplie de non-lieux énigmatiques et à tout jamais scarifiée par la dispersion et la dualité. Errant dans ses espaces en quête de cohérence et de discours (un fameux article sans cesse refusé par les rédacteurs-en-chef parasite tout le roman depuis l’intérieur), le protagoniste se perd dans des activités (amour, sexe, travail, consommation) qu’il échoue à vivre autrement qu’en métaphores. Pris en étau entre passé terrible et futur impossible, il trouvera le salut via un doux paradoxe nihiliste : le renégat est un « chômeur de l’intérieur ». Terrible et humaniste à la fois, Renégat évite malgré son titre tous les écueils du roman d’époque : portés par une force romanesque formidable, ses histoires et ses personnages touchent à l’âme en permanence. Si le geste de Jirgl a l’air radical et pointilleux, le monde de mots et d’émotions qu’il transmet à travers son dispositif étonnant est à l’opposé de la méchante réputation du roman expérimental (illisible, vain, arrogant). Fabuleusement conclu et accompli, Renégat, roman du temps nerveux est un grand roman, point barre.