La veille de l’été, c’est la période maigre pour l’actualité littéraire. L’occasion de sortir de l’actu, précisément, et de rendre visite à des écrivains originaux, inclassables ou hors-genres comme Nathalie Quintane, qui nous reçoit hors-promo pour une discussion à bâtons rompus sur la littérature. Rencontre avec une sportive paranoïaque.
Chronic’art : A quoi travailles-tu en ce moment ? Et le mot « travail » te semble-t-il adapté pour caractériser ton activité créatrice ?
Nathalie Quintane : Ça fait des années que je travaille sur un récit ironico-fantastique dont Allan Kardec est l’un des personnages. Je ne sais pas encore si ça finira par donner quelque chose. Sinon, je m’intéresse à tous ces textes qui auraient besoin d’une « ouverture générique », ceux qui perdent à être rapatriés du côté du roman ou du côté de la poésie parce que leurs traits spécifiquement romanesques ou poétiques me semblent trop faibles, partiels, ou tronqués. On ne peut les caser dans le roman ou la poésie que par forçage ; en forçant, donc en les dé-singularisant. Les Fragments de Lichtenberg, par exemple. C’est plutôt pour essayer d’affiner et d’éviter les abus, genre « roman expérimental », que pour proposer une énième étiquette, d’ailleurs. Quant à mon « activité créatrice », je dirais que c’est le type de boulot où tu en viens forcément, un jour ou l’autre, à devoir tout requalifier, repréciser, en fonction de ce que tu as appris en le faisant. « Travail » n’est pas si mal ; j’ajouterais « diffus ». C’est un travail diffus parce que ça ne cesse de « travailler », avec et sans toi.
Peux-tu en nous dire davantage sur Allan Kardec et sur ta relation à cet étrange personnage de spirite ?
Allan Kardec est un concentré de modernité XIXe siècle, et d’abord un humaniste. Il pensait faire le bien de l’humanité et voyait le spiritisme comme une science. Il l’appelait la « télégraphie sans fil ». Ce qui m’intéresse, ce n’est pas le spiritisme mais la confusion. Nous sommes dans un moment comme ça. Par rapport à nous, à notre époque, Kardec n’était même qu’un amateur en matière de confusion mentale.
Que penses-tu des anciennes formes narratives classiques ? Le roman est-il un genre qui appartient au passé ?
Les anciennes formes narratives classiques, c’est ce qu’on lit le plus souvent quand on lit un roman. Hélène Bessette aurait dit que ce sont les « romans de lecture ». Mais je n’oppose pas « roman de lecture » et « roman de création » : il y a forcément une continuité, surtout dans la période de Restauration dans laquelle nous sommes. Il y a des romans de lecture qui se nourrissent de « décalages » stylistiques ou de maladresses, lesquelles répandent comme un parfum de présent. J’aime ce plaisir (mesuré, certes) que me donnent les romanciers qui « font leur métier » – qui s’occupent de la langue, comme on dit. Il ne faudrait pas mettre sur le dos d’un genre, riche d’une longue et passionnante histoire, le conservatisme qui est parfois lié au retour de la question des genres et au soulagement consécutif de ne plus avoir à se farcir l’opposition convention/subversion – et donc d’être enfin débarrassé en littérature de la question de la subversion (formelle aussi, ça va de soi). En fait, roman et poésie sont un peu dans la même situation : il y a une sorte de grosse machine idéologique, portée médiatiquement et institutionnellement (la « littérature-monde » pour le roman, par exemple, ou la poésie ré-enchantée du « Printemps des Poètes »), et puis il y a quelques voix qui essayent encore de se faire entendre, en rappelant des choses simples, au fond : c’est ce qu’a fait Camille de Toledo dans Visiter le Flurkistan. Eh oui, on n’est pas obligé de voyager pour écrire un récit de voyage. Incroyable, non ? Incroyable qu’on soit obligé de rappeler ça !
L’ironie semble avoir toujours été au coeur de ta littérature. On sent chez toi une volonté de subvertir le récit, volonté qui passe parfois par la parodie. Vois-tu l’humour comme une façon de déjouer la gravité propre au travail intellectuel ?
Oh, c’est bien plus que ça ! Je crois que l’ironie, celle de Voltaire, celle de Montesquieu (« Comment peut-on être Persan ? ») a contribué à préparer les esprits à la Révolution de 1789. Je pense que c’est un mode de connaissance du monde, une manière de l’appréhender dans sa complexité. C’est l’un des régimes littéraires les plus généreux, parce qu’il fait confiance au lecteur, qu’il ne cherche pas à le ménager et, donc, ne l’infantilise pas. Je crois aussi que les humours sont en constante transformation dans la littérature, que la forme de la phrase travaille, déplace l’humour, et qu’il y a par conséquent un humour kafkaïen, un humour beckettien, un humour federmanien, etc. – ce que tout le monde peut constater. Et donc l’humour ne « subvertit » pas le récit (ça voudrait dire qu’il est au-dessus, qu’il le surplombe) : il fait le récit, il doit y être intégré.
Ton écriture est insaisissable. On dirait à te lire que tu tentes d’échapper à toutes les formes de discours préconçus, et que tu uses de la littérature pour saboter, déminer et parcourir le langage. Comment parviens-tu à ce permanent effet de surprise ?
Ca, c’est gentil… Mais je ne suis vraiment pas sûre d’en être arrivée là ! Il y a plutôt juxtaposition/confrontation de discours assez reconnaissables par ailleurs. Mais c’est vrai que je suis fascinée par les ruptures, que j’y vois la possibilité d’une sorte d’eurêka littéraire. Lautréamont/Ducasse y est parvenu. Mais la manière dont aujourd’hui, pour le roman, Céline Minard passe d’une écriture à l’autre avec la même joie dévastatrice, ça me passionne. Même chose chez Anne Parian, qui est plutôt classée poète, et qui fait un nouveau livre à chaque livre ! Vous en connaissez beaucoup, vous, des écrivains qui font un nouveau livre à chaque livre ? En principe, on s’en tient à la petite fabrique des styles, au logo perso – en France, c’est ce qui paye.
On a également l’impression à te lire que tu n’uses d’aucune forme littéraire sans la revisiter, d’où ce qu’il peut y avoir de désarçonnant dans tes livres : ils suspectent, derrière chaque image, la possibilité d’un cliché.
Certains sont même construits à partir d’un énorme cliché, comme Jeanne Darc ou Saint-Tropez. Pour les défaire ou simplement les faire tourner en bourrique, j’essaye de m’en prendre aux plus petites unités de la langue (la lettre, comme quand je joue sur « Tropez »/ « Torpez ») mais aussi au « dispositif » d’ensemble – autant dire le livre, et même la succession des livres, la manière dont ils s’enchaînent en paraissant se contredire ou se compléter. De fait, le mot « suspecter » est juste : il vaut mieux être paranoïaque, quand on écrit – ça facilite le travail.
Quel est ton rythme d’écriture ? Rapide ou lent ?
Ça dépend par rapport à qui : par rapport à Balzac, super-lent ! Quand je sens que ça bloque, j’abandonne. Sinon, l’écriture, c’est assez proche du sport, au sens où ça te construit concrètement et où tu « perds » vite quand tu ne pratiques pas régulièrement.
On découvre sur le net que tu as participé à l’élaboration d’un curieux jeu vidéo : Blektre. Peux-tu parler de ce projet ?
Ce que j’ai fait avec Blektre est une adaptation tout à fait classique. Le jeu a été créé par Erreur (Charles Torris) et fait encore partie de l’excellent site Hyperlink, l’un des rares sites à réellement travailler négativement et à proposer un regard critique d’ensemble sur les pratiques du net. Blektre est un sommet de minimalisme internet et littéraire. J’en ai fait une sorte de pièce de théâtre brechtienne, avec l’accord de Torris, qui cosigne le texte, en tentant de conserver le génie original du jeu. La pièce a eu l’aide à la création du Centre National du Théâtre et sera mise en scène – ou, disons, interprétée – par Yves-Noël Genod.
Propos recueillis par