Wake in Fright n’a rien de surnaturel, et pourtant les sous-genres du fantastique s’y entrechoquent sans cesse, de l’horreur à l’étrange en passant même par le film de fantômes. Le destin du film a d’ailleurs, lui-même, quelque chose de spectral : peu après sa présentation à Cannes en 1971 et le petit séisme qui s’en suivit, sa copie fut égarée, le condamnant à rester invisible, suspendu dans les limbes. Jusqu’à sa parution en Blu-ray près de quarante ans plus tard, The Outback (c’est son titre initial) a donc hanté la mémoire collective de l’Australie. Sa structure rappelle aussi le conte gothique – mais au sens où les périples conradiens, par exemple, peuvent eux-mêmes se rattacher au genre (Au coeur des ténèbres en tête). Adaptée d’un best-seller local, l’histoire est celle d’un voyage, aussi bien temporel que spatial, vers une terre lointaine et revêche dont la folie est la principale attraction. Ce voyage, c’est celui de John Grant, instituteur en route pour Sydney, et contraint de faire halte dans un patelin aride où l’étrange bonhommie ambiante (pintes avalées à la chaine dans de miteuses gargotes) finira par le happer. Il s’agit de Bundanyabba (« The Yabba »), suffocante bourgade minière et dernier guichet avant la barbarie.
Fraichement débarqué de la télé anglaise, le Canadien Ted Kotcheff s’empare du récit en se piquant d’une ambition documentaire, sans toutefois négliger son potentiel fantasmagorique. La pesanteur des plans embrasés par la fournaise australe trahit un tournage lui-même dantesque, emmené par un auteur profane mais soucieux de jeter la lumière sur une zone occultée. Un portrait subversif de l’outback s’esquisse à mesure que s’écoulent les journées ivres du Yabba, où les moeurs semblent façonnées par les insolations et la poussière, et où les hommes frustes s’attroupent au saloon pour jouer, boire et barouder en mêlant leurs rires gras. Dans une démarche évoquant le cinéma américain à venir (Délivrance ou Massacre à la tronçonneuse, et leurs citadins partis se frotter au Sud rustique), Kotcheff ratisse un arrière-pays livré à l’anarchie, car soustrait au regard du monde civilisé.
Mais son tour de force est d’extraire en même temps la sève fantastique de ce portait-là, en l’acclimatant donc aux vapeurs hallucinatoires du gothique. Dans tout conte d’épouvante, sonder les ruines ou les vieux bourgs baroques, c’est draguer les grumeaux du temps, soulever les remugles du passé. Wake in Fright perpétue cette mécanique, décrivant le voyage régressif de John Grant vers la démence et les bas instincts (dans la pure tradition du genre, le personnage semble lui-même hanté, saisi par la vision récurrente d’une jolie femme dont l’existence ne sera jamais complètement attestée). Seulement, son errance ne le ramène pas aux origines du territoire, mais justement à l’absence de passé qui afflige l’Australie : ce ne sont pas des morts que l’on croise au Yabba, mais au contraire des enfants qui semblent n’avoir jamais grandi. Déréglant en quelques sortes les horloges de l’épouvante, Kotcheff troque le traditionnel village fantôme contre un village enfant, un outremonde rieur où de gros bébés à la peau brulée babillent dans l’insouciance générale, faute d’avoir jamais ouvert des yeux adultes sur leurs contrées ardentes.
C’est là sans doute la malédiction de l’outback : cette terre immature retient les hommes au stade primitif, incapables d’évoluer vers une civilisation digne de ce nom. Dans cet enfer où le temps s’est arrêté, le progrès semble impossible. Le seul esprit érudit du village (un médecin aux yeux fous et profonds, joué par Donald Pleasance) s’est abandonné aux joies de l’alcool et du braconnage. Grant lui-même devient un animal – occasion pour Kotcheff d’épouser doucement sa perception délirante. La fameuse chasse aux kangourous, filmée à la première personne, ramène son expérience du monde à des stimuli bruts, alors que la meute d’hommes sillonne la prairie nocturne et se heurte aux marsupiaux dont les yeux scintillants évoquent ceux de diables terrestres. Quand Grant tente de quitter cette condition et de rejoindre Sydney en stop, il revient malgré lui à son point de départ : son chauffeur, à qui il a demandé de le conduire « à la ville », l’a tout simplement ramené au Yabba. Comme si le bourg maudit était « la ville » par excellence, et recouvrait en fin de compte le territoire tout entier.
Sur ce plan, d’ailleurs, Wake in Fright se distingue du jeune cinéma américain de l’époque : le monde rural ne vient pas se heurter à la modernité, mais englobe plutôt celle-ci, dans l’idée que l’Australie entière est restée rurale et sauvage. Le Yabba y est moins un univers parallèle tombé dans l’oubli, qu’une sorte de modèle réduit de la nation où se concentrent par métonymie toutes ses tares et ses résidus de barbarie. C’est là l’ambition avouée de Kotcheff : révéler l’Australie à elle-même, tendre à un peuple enfant un miroir jusque-là invisible. Wake in Fright arrivera d’ailleurs à ses fins, et agitera les consciences au point d’entrainer le vote d’une loi contre le braconnage intempestif. Voilà peut-être ce qui explique son sort d’oeuvre maudite, reléguée aux oubliettes avec les spectres de Bundanyabba : plutôt que de voir son propre reflet, l’Australie a préféré l’ensevelir sous les terres pelées de l’outback.