Après Les Derniers Jours du monde, drôle de blockbuster hédoniste partagé entre film catastrophe et romance, film imparfait et passionnant, les Larrieu s’essaient, avec L’amour est un crime parfait, au thriller sophistiqué. Mais pas question, pour autant, de renoncer à cette malice typiquement larrieusienne, à cette forme d’inactualité qui définit leur style : c’est une atmosphère de vacances gentiment houellebecquienne, un peu lounge, un cinéma Quechua qui alterne entre tongs et chaussures de rando (Amalric parle en entretien de « films de fin d’été »). Chez les Larrieu, aucune trace de tics d’auteur, aucun esprit de sérieux sinon ce sérieux propre aux enfants, poussant la fiction aussi loin qu’il le peut – en tendant l’oreille, on entendrait presque les Larrieu au travail, rédigeant leur scénario comme on élaborerait un cadavre exquis. D’un homme, un vrai à L’amour est un crime parfait, les histoires d’amour chez eux prennent la forme de récits épiques, poussant l’imaginaire jusque dans des retranchements surréalistes – en tout cohérence, L’âge d’or de Buñuel est ici cité.
Marc, professeur de littérature à l’université de Lausanne et grand séducteur, se retrouve mêlé à la disparition d’une étudiante qui est sa dernière conquête en date. Autour de lui gravitent plusieurs femmes : sa sœur (Karin Viard), elle-même bibliothécaire à l’université, avec laquelle il cohabite et entretient une relation ambiguë ; la belle-mère de la disparue (Maïwenn) dont il tombera amoureux ; une étudiante mutine (Sara Forestier) qui le harcèle sexuellement. Malgré ses atours de polar glacé, L’amour est un crime parfait cultive de bout en bout un art de la surface. Plutôt que sur l’enquête, qui fait du surplace et n’intéresse le film qu’en ses extrémités, celui-ci préfère s’attarder sur la douceur somnambulique, tranquille, et très américaine de son professeur de désir rothien à doudoune, cigarette électronique et 4×4.
La caméra glisse le long des couloirs de la fac aux parois de verre, tandis que Marc nous raconte qu’il enseigne l’art d’écrire à de jeunes créatures avec une forme de dandysme complaisant tout à fait ridicule. La caricature du professeur-écrivain raté est maintenue tout du long, permettant au film de se relever du sérieux de l’intrigue par une sorte d’hédonisme caricatural sans cesse relancé – Marc séduit tout le monde malgré lui, jusqu’à ce que cela lui porte préjudice. De fait, l’intrigue policière est toujours court-circuitée par les intrigues sexuelles et les petites saillies comiques (on peut penser par moments à Tip Top, autre faux film d’enquête sans cesse digressif). Les Larrieu ont toujours autre chose à raconter : des baisers, un cours d’écriture qu’Amalric assure avec une paresse désinvolte, un évanouissement tout à fait anodin, et des cigarettes, nombreuses : c’est un détail, le genre de petite habitude par laquelle on dépeint un personnage de roman, mais ce détail se révélera essentiel au dénouement.
De fait, L’amour est un crime parfait adapte un roman, Incidences, de Philippe Djian, lequel a toujours prétendu au titre d’écrivain américain, autant du côté de l’imaginaire que de la forme (voir sa « série américaine » Doggy Bag). Il n’est, pour une fois, pas anodin d’évoquer le fait que le film est une adaptation, puisque c’est en tant que tel qu’il se révèle une grande réussite. D’abord en évitant savamment tous les écueils de l’adaptation à l’écran : l’aspect roman illustré, la narration donnée d’avance, les personnages qui manquent de corps. Ensuite parce que le film donne réellement l’impression d’être une adaptation à l’américaine d’un roman américain. Tout ici possède la légèreté psychologique et fictionnelle d’un page-turner un peu noir, un peu érotique, doucement suranné, et qui se donnerait des ambitions simples : celles de développer une intrigue à la fois sexy et à suspense, d’osciller de l’un à l’autre sans jamais dévier de ce programme – l’ensemble du film pourrait être converti en une succession de petites phrases behavioristes : « elle se servit un verre, son peignoir était ouvert, etc ». En cela, les cours d’écriture dispensés par Marc délivrent en creux une lecture du film lui-même : disparition du sujet et de la complaisance psychologique, refus du biographisme, description du paysage qui vaut comme portrait de l’écrivain.
D’où cette très belle étrangeté, qui naît d’un film tout en superficialité, frisant l’abstraction : paysages enneigés, architectures minimalistes, très beau travail sur les costumes et les coiffures qui répartit entre chaque actrice une parcelle bien circonscrite de féminité : la veuve noire, la Lolita un peu peste, l’intellectuelle porno-chic, chacune piégeant Marc dans sa petite machine à fictions. Ce sont des silhouettes de roman noir, des êtres de papier. On cherchera en vain chez les Larrieu une profondeur des caractères, un gouffre psychologique. Le film ainsi se trouve résumé dans l’image de Marc tournant autour d’un précipice qui recèle le secret de l’intrigue, mais devant lequel il ne s’attarde pas. Le rythme quant à lui reste tonique, soutenu, efficace comme une nouvelle de Carver – dont les description brèves, tout en surface, ne laissent pas moins derrière elles, comme ici, un vrai trouble à l’âme, une puissante atmosphère. Morale de cinéma précieuse, que le décor des montagnes ne se lasse pas de nous rappeler : déjà dans Un homme, un vrai, très belle comédie du remariage, l’escalade au cœur des Pyrénées symbolisait l’épreuve d’une femme partie reconquérir son mari. Il fallait grimper, s’accrocher, remonter à la surface pour atteindre la profondeur.