Il y a un fil logique et sensible qui lie entre eux les huit films (4 x 2) inaugurant la collection DVD des Cahiers du cinéma. Sans doute, la mise en miroir de deux « poids lourds » -Claude Lanzmann et Philippe Garrel- et de deux francs-tireurs, révélations virtuoses de la dernière décennie -Arnaud Desplechin et Xavier Beauvois-, relève d’une volonté d’afficher le goût de la revue, sorte de manifeste critique pour le cinéma aimé hier et aujourd’hui ; mais, plus fondamentalement, confronter Sobibor à La Sentinelle, La Naissance de l’amour à N’oublie pas que tu vas mourir, Nord à La Vie des morts, c’est dégager la pensée qui les retient sur un même socle imaginaire, les ramasse sur une même carte. Ces cinéastes-là ont en commun de traiter l’intime dans sa relation avec le réel social ou historique, de confronter souvent l’homme à ses croyances et à ses actes pour lui faire sentir son poids dans l’Histoire (avec sa grande hache, comme disait Perec). Vivre pour sentir son corps, pour se prouver l’existence du réel est le souci commun de leurs personnages. D’où le voisinage constant de la Mort, présente sous les formes les plus diverses, mais constamment invoquée comme rempart à la vanité d’être.
Ainsi, La Vie des morts, moyen-métrage d’Arnaud Desplechin pose les bornes sensibles de ses films à venir et aborde les thèmes qui nourrissent son oeuvre jusqu’au magnifique Esther Kahn : comment réagir quand le poids du réel s’effrite, quand la raison ne peut plus tenir lieu de vade-mecum et d’explication valable ? Croire en quoi ? S’engager dans quelles aventures ? Ici, c’est le suicide d’un être cher qui sert de prétexte à la réunion des membres d’une fratrie et fonctionne comme révélateur de leurs petits arrangements avec la mort. L’intelligence du film repose beaucoup sur l’art d’accrocher à un sujet plutôt classique (le versant Cassavetes/ Pialat du jeune cinéma français) un traitement fantastique qu’indique le titre du film. A mesure que le récit progresse, s’installe une étrangeté, un écart à la base réaliste du film qui fait sa grande réussite.
Cette étrangeté, Desplechin la porte à son comble un an plus tard avec La Sentinelle, son chef-d’oeuvre à ce jour, poème halluciné qui révélait le tempérament et l’audace hors-nome d’un cinéaste de 31 ans. L’autre titre du film pourrait être Europe 91. Comme 40 ans auparavant, Rossellini, son aîné, réalisant un portrait de l’Europe sociale d’après guerre à travers le chemin de croix d’une bourgeoise bouleversée par la mort de son fils (le film s’appelait Europe 51), Desplechin prend acte de la chute du communisme pour proposer un récit fascinant où un jeune homme au nom de revolver (Matthias Barillet) court à sa perte pour sauver la tête d’un autre, ou plutôt la mémoire de cette tête. Résumé ainsi, cela ressemble à un poème surréaliste ou à un film d’horreur. Et l’on ne serait pas loin du compte, tant le film retourne les sangs de ses spectateurs et les surprend comme rarement un film français surprit. La Sentinelle s’offre à toutes les interprétations. Pour nous, Mathias est une figure possible de l’historien Jules Michelet : celui décrit par Roland Barthes, l’ogre qui a « trop bu le sang noir des morts ». Bleicher, l’homme du train, est sa muse et, contre le double-jeu des agents secrets, des diplomates propres sur eux qui font l’Histoire officielle (voir l’anecdote de Yalta qui ouvre le film), Mathias s’exclut des vivants pour faire parler les « sans voix », les millions de morts sur lesquels les Officiels sont assis. Avec La Sentinelle, Desplechin invente les règles d’une nouvelle éthique politique : « Le monde sera sauvé par les soldats, les enfants et les fous ». C’était la prophétie d’Alexandre dans La Maman et la putain.