Au fond de la classe où son professeur fait une lecture, une jeune fille est soudain rattrapée par sa hantise et, poussée par la terreur, rassemble ses affaires à la hâte pour fuir sans un mot : la scène semble revenir des Griffes de la nuit. Plus tôt dans le film, la même jeune fille arpente, avec d’autres filles de son âge, les rues perpendiculaires du quartier résidentiel où elle vit et dont elle ignore qu’il sera bientôt entièrement recouvert par sa peur : la scène évoque Halloween. Ces emprunts, délibérés et soutenus par une bande originale qui lorgne vers le même âge d’or, pourraient donner l’impression fausse qu’It follows est avant tout un habile collage nostalgique, à destination de qui a grandi, comme David Robert Mitchell, avec les films de Carpenter et de Craven. Or on est frappé d’emblée, bien avant ces évidentes citations, par le sentiment que ce très beau film dialogue avec ses aînés moins par les voies de l’hommage que par celles d’un secret partagé. Sentiment frappant de retrouver sans délai une angoisse intacte (et le film est par moments vraiment effrayant), parce qu’identiquement comprise, dans le portrait de l’adolescence ici relancé. Sentiment surtout que David Robert Mitchell, après un premier film lui-même fort beau où il s’attelait déjà à ce portrait avec une grande finesse (The myth of the American sleepover), a compris comme ses aînés qu’il s’agit moins, pour faire un beau film d’horreur, de réussir le monstre que de réussir la peur elle-même – celle d’une petite société d’adolescents condamnés à faire, blottis les uns contre les autres, leur dernier cauchemar d’enfant.
Cette acuité n’est d’ailleurs pas vraiment une surprise, tant The myth… lui devait, déjà, sa réussite. Ce conte triste de l’adolescence, borné en apparence par les règles du teen movie (une affaire de soirées pyjama, suggérée par le titre), baignait lui-même dans de douces effluves fantastiques, ayant compris que d’un genre à l’autre, tout est affaire de frontière : les années floues que bordent l’enfance et l’âge adulte y étaient déjà des limbes. C’est donc tout naturellement, par les voies d’une simple anamorphose, que It follows retrouve la malédiction de toute adolescence dans le sort éternellement promis par le fantastique : « Et quand ils eurent passé le pont… ».
Comme dans Halloween et Les Griffes de la nuit, la peur est donc ici, avant tout, un jeu d’enfants, paniqués par l’âge adulte qui les attend au tournant, boogeyman gourmand de leur insouciance. Et c’est d’ailleurs sous la forme d’un jeu qu’est délivrée très tôt la clef du film. Une fille a rendez-vous avec un garçon, pour une sortie au cinéma qui est l’éternel préambule des premiers baisers. Dans la file d’attente, la fille propose un jeu : le garçon devra choisir, parmi la foule, quelqu’un dont il pourrait souhaiter échanger la vie contre la sienne ; la fille ensuite devra deviner qui. Et la fille ne devine pas le choix pourtant évident du garçon, lourd d’une précoce nostalgie : il a choisi un enfant. Plus tard le garçon couchera avec la fille, pour lui transmettre contre son gré sa malédiction : désormais la fille sera suivie, followed, par un boogeyman au visage aléatoire, surgi de la foule qui était l’objet de leur jeu, dirigeant vers elle sa marche inexorable, terrifiante, mortelle. Nul moyen d’échapper au fantôme, sinon la possibilité, provisoire, de transmettre la malédiction en couchant avec un autre – lui faire, à son tour, passer le pont.
Aucun puritanisme évidemment dans cette fatalité-là (où l’on aura reconnu aussi l’influence probable du sublime Black Hole de Charles Burns), mais la plus belle interprétation des hantises cachées dans les désirs adolescents, quand sur le seuil de la vie adulte les frappe brutalement le deuil de leur enfance. Et c’est ce deuil, bien sûr, qui est rejoué chaque fois dans les scènes où les adolescents essaient d’échapper provisoirement au monde de visions effroyables auquel leur âge les condamne, cherchant leur réconfort sur une balançoire, dans une glace au chocolat, ou blottis sur le canapé familial où, quelques années plus tôt, ils rêvaient devant des films d’horreur à leurs premiers baisers. Toute la beauté de It follows, revenue des illustres modèles avec lesquels il rivalise presque (souffrant seulement d’être un peu trop conscient de sa lignée, un peu volontariste parfois), tient dans cette alternance entre brusques jaillissements de terreur (remarquablement mis en scène) et mélancolie cristalline exhalée par les oripeaux de l’enfance. En quoi l’image la plus forte du film est peut-être paradoxalement la plus douce. Après l’amour, la fille qui vient de sceller son destin sans le savoir regarde sa main, petite main rondelette aux ongles parfaitement vernis, main d’enfant maquillée, et demande : « Quand on est assez grand, où est-ce qu’on va ? »
A lire en complément notre entretien avec David Robert Mitchell