La beauté de Foxcatcher doit beaucoup à une vilaine excroissance : le nez aquilin et caoutchouteux de Steve Carell, dont le visage de glaise suffit à déplacer ce vrai-faux film de sport sur le terrain du ballet entre monstres. Le choix de la prothèse, au détriment d’une retouche discrète en CGI, dit d’emblée l’ambition d’extrapoler une histoire vraie – celle de John Du Pont, mogul issu de la lignée Dupont de Nemours dont la dégringolade criminelle marqua l’Amérique des années 90. Foxcatcher retrace ce fait divers, depuis la reconversion de Du Pont en entraineur de lutte jusqu’au déchainement de sa folie paranoïaque contre les frères Mark et Dave Schultz, ses deux poulains. Et à l’image du tarin crochu, le film sera lui-même l’hypertrophie, le gonflement monstrueux de ce dossier obscur.
Mais ce nez est sans doute le seul élément visuel dont Bennett Miller usera pour « défigurer » cette sombre affaire. Pas d’outrances formelles dans ce conte éteint, qu’on dirait entièrement bloqué entre chien et loup, et dont les codes sont ceux de l’épopée sportive : comme d’habitude, tout se joue dans un monde dépressif, délavé, comme c’est la règle de Fat City au Stratège, précédent film de Bennett Miller, en passant évidemment par Rocky. À ceci près que Foxcatcher, bien que situé en pleine ère Reagan, ne dérivera évidemment jamais vers le triomphalisme du film d’Avildsen. Si la mise en scène de Miller est d’une justesse tranchante, elle ne s’emballe que rarement (même les premiers exploits de l’équipe Foxcatcher sont traités comme des victoires de façade) et sidère surtout par son quadrillage d’une Amérique recroquevillée, gelée dans un sas grisâtre entre automne et hiver. Sa grandeur est celle du vide, qui règne en maître sur l’opulent domaine Foxcatcher, cerné par les champs de neige immaculés ou les rousses forêts (selon la saison), tout comme les gymnases filmés en grand angle frappent par leur morne spatialité.
La dimension monstrueuse de l’affaire Du Pont s’exprimera au travers de ses rapports ambigus avec son poulain Mark (Tatum), underdog pataud bientôt changé en petite gloire nationale. Déjà, dans Le Stratège, deux cerveaux fusionnaient pour redorer le blason d’une équipe de base-ball déchue : Brad Pitt officiait comme leader charismatique, Jonah Hill comme génie matheux, et ces deux corps-là composaient un superindividu aux forces complémentaires. C’est sur une autre alliance de type David + Goliath que démarre Foxcatcher, alliance d’autant plus retorse que la discipline suppose mille ambiguïtés. Un peu comme le film de boxe exporte hors du ring les dilemmes qui se jouent entre les cordes (endurer, esquiver, cogner), Miller laisse infuser partout les ambivalences de la lutte, sport étrange au nom duquel les corps s’abouchent presque amoureusement, non sans bouillir d’une rage de vaincre qui confine parfois, comme ici, à la démence.
Le freak bicéphale composé par du Pont (aka « Aigle doré ») et Mark, bientôt détrôné par son frère Dave, ramène à des figures bien identifiées. Celles du maître et du serviteur, courantes au moins depuis Losey (The Servant) et sublimées récemment par The Master et Ma vie avec Liberace. Le film de Miller résonne de façon troublante avec les disciples candides et les gourous vampiriques de Paul Thomas Anderson, mais surtout de Soderbergh : comme dans Liberace, deux monstres déploient l’éventail de rapports possibles au sein d’un tandem fusionnel. Père et fils, amants, frères, rivaux, les casquettes s’alternent dans une valse infinie, au gré des humeurs mais aussi des manoeuvres stratégiques du Pygmalion. Les ambivalences de leur relation transpirent dans une inquiétante scène de pugilat entre Carell et Tatum, en pleine salle à manger du manoir Foxcatcher : après un gros plan sur le faciès endormi du colosse, doucement arraché à sa torpeur par un Du Pont spectral, les deux silhouettes s’enlacent à terre dans une gigue poussive et somnambule, entre frénésie sexuelle et désir meurtrier.
Tout comme l’enjeu de leur relation est indécidable, l’objectif réel d’Aigle doré reste vaporeux. Moyen pour le script de nourrir une hypothèse trompeuse, ou du moins incomplète : sa paranoïa et son basculement progressif dans la folie meurtrière tiendraient à une idée malade du rêve américain. C’est partiellement le cas, bien sûr, et le film prend soin d’égratigner son idéal patriotique. De fait, l’ambition de John (conduire son équipe aux jeux olympiques de Séoul) trahit le fantasme de rejouer l’histoire nationale à travers la sienne : ses pérégrinations sur la route des championnats ont tout d’une campagne impérialiste, et le domaine Foxcatcher fonctionne comme micro-nation utopique, voire comme dictature blafarde où seraient préservées les valeurs fondatrices du pays – Du Pont finira d’ailleurs par régler ses comptes à la manière d’un shérif dégénéré. Mais son élan nationaliste n’est pas le seul coupable, et il est d’ailleurs fallacieux : sa quête masque un intérêt personnel, évidemment névrotique. Sous couvert de philanthropie, il s’agit pour le maître et son élève de panser deux corps (ou un seul, donc) tuméfiés par des traumas d’orphelins. Miller cherche moins à désigner une hypocrisie propre à la période de restauration reganienne, qu’à égrener, en les fantasmant et en les outrant de façon parfaitement assumée, les probables névroses de Du Pont. Ainsi, une scène glaciale et navrante suggère sa hantise de l’abandon : alors qu’il démontre son leadership sur le tapis, le coach courtaud aperçoit sa vieille mère qui s’éloigne dans la profondeur, engoncée aussi profondément dans son fauteuil roulant que dans un mépris abyssal pour son fils aliéné.
Clairsemé d’explications volontiers sibyllines qui ne sombrent jamais dans le freudisme de carnaval, Foxcatcher prend peu à peu le tour d’une plongée au coeur des points aveugles, de motifs toujours tapis derrière d’autres motifs. Là où l’on attendait une simple success story dévoyée, Miller vise plus haut : il traite le fait divers comme une sorte de vortex avalant toute certitude, et comme source scénaristique dont ne peuvent jaillir que de sinistres fantasmes. La duplicité des rapports Du Pont / Schultz crypte évidemment le crime final du coach – comme on ne sait de quel ciment étaient faits leurs liens, son mobile reste flou. D’où l’étrange niveau de réalité de certaines scènes, dont celle de la lutte nocturne : Foxcatcher assume une ligne purement fantasmatique, consistant à présenter chaque événement comme le signe d’une monstruosité larvée – d’où le nez en latex. Miller prend donc la suite des films à gourous de PTA ou de Soderbergh, mais emboite également le pas d’un cinéma récent taraudé par le rapport de l’Amérique à son histoire, ainsi qu’aux faits réels dont est faite sa mémoire collective : ferment de la démocratie chez Spielberg (Lincoln), ou mensonge à démanteler d’urgence chez Sorkin (The Newsroom), le storytelling y est toujours ausculté. Sur ce plan, le génie de Miller est d’interroger la propension d’une société à surintepréter les tragédies opaques, en adoptant précisément le point de vue des masses rêveuses qui imaginent des monstres en parcourant la rubrique des chiens écrasés. C’est aussi le moyen d’offrir à ce fait divers sordide l’ampleur d’un drame historique, assourdi par l’épais manteau neigeux recouvrant le domaine Foxcatcher.