On entend beaucoup de monde faire la fine bouche devant Dharma Guns. En dépit de quelques critiques élogieuses, les gens semblent déçus, agacés même. Si le dernier long métrage de F.J. Ossang, probablement l’un des rares cinéastes français à livrer une œuvre étrange et décalée, n’est pas dépourvu de défauts et rate parfois sa cible (mais qui peut se targuer, aujourd’hui en France, de réaliser des films parfaits ?), il y a de quoi à son tour être un peu énervé quand tant de fadaises naturalistes sont encensées à longueur d’années. Dans Dharma Guns, il y a une idée par plan et cette raison seule devrait suffire à garder intacte sa capacité d’étonnement et son excitation de spectateur. L’histoire, comme souvent chez Ossang, est assez obscure, faite de trafic de produits illicites, de médecins aux expérimentations douteuses, de collusions politiques inquiétantes. Ici le héros débarque sur une île avec un scénario chargé d’instructions pour voyager dans le futur tandis qu’une sorte d’épidémie a créé des sortes de doubles qui, tels des zombies, envahissent l’île. On a parfois le sentiment que tout cela n’est qu’un immense mac guffin et qu’au fond ce qui importe à Ossang c’est de filmer une femme en cape noire traverser le champ ou la trainée de poussière lâchée par la course d’une voiture.
Mais Ossang est plus qu’un habile plasticien, c’est un véritable cinéaste chez qui le moindre plan fonctionne à la manière d’une petite mise en scène autonome, un rituel esthétique singulier. D’où un goût prononcé pour l’usage d’un plan par scène (ou presque), comme s’il s’agissait, à chaque fois, d’un monde à part entière, doté de ses propres caractéristiques, dont on saisirait la singularité par des moyens chaque fois différents : ici la caméra tourbillonne, là les lettres s’inscrivent à même le mur dans le fond de l’image, ailleurs les personnages semblent se cogner aux quatre coins du cadre comme des boules de billard, plus loin la caméra suit les allers et retours d’un personnage avant que celui-ci ne s’effondre. Il y a quelque chose de fondamentalement primitif chez Ossang, un primitivisme esthétique très élaboré bien sûr, sans doute trop conscient pour accéder à une vraie candeur, mais dont l’ambition un peu folle consiste à tenter de renouer avec les racines originelles des premiers essais cinématographiques (ce en quoi il s’inscrit dans le cousinage d’un Philippe Garrel même si leurs cinémas sont très différents).
Il y a néanmoins quelque chose d’un peu frustrant dans ce Dharma Guns, qui tient moins à sa mise en scène et à ses images foncièrement plongées dans un grand bain originel, qu’à une imagerie qui semble parfois un peu datée dans la façon de typer les personnages (dont le film n’arrive jamais vraiment à transcender la dimension clichée) et de décrire un arrière monde politico-financier qui semble n’avoir pas bougé depuis la Guerre Froide. C’est probablement une des raisons pour lesquelles, malgré la splendeur de ses images, le film patine un peu, surtout dans son dernier tiers, quand des cinéastes esthètes et poètes comme lui (Godard, Grandrieux) se cognent aux réalités du monde (via l’usage de la vidéo) et semblent parfois eux-mêmes surpris par leurs découvertes. Curieusement le film n’échappe pas toujours à la monotonie, voir à une certaine routine, restant parfois un peu trop accrochés aux rails tracés dès l’entame, sans emprunter des voies de traverse où la surprise produirait ce fracas poétique dont Ossang est féru. C’est d’autant plus dommage que Dharma Guns contient beaucoup de moments magnifiques et inspirés, comme cette partie de chasse dans la montagne où un personnage décrit les doubles, les zombies, prêts à attaquer sur le flanc opposé. Cette seule évocation suffit à imaginer les hordes avancer par vague dans le hors champ. Mais aussi cette extraordinaire scène de ski nautique qui ouvre le film, cinglante et tellurique, ce cocktail les pieds dans l’eau ou ces visions tout droit sorties d’un film de Murnau ou du Vampyr de Dreyer, d’une maison accrochée à la colline battue par la pluie, cernée par une iris.
Ossang fait partie de ces cinéastes à ce point amoureux de la forme qu’ils en font presque l’unique sujet de leurs films, ce qui fait à la fois la grandeur de leur cinéma mais aussi, probablement leur limite. Il n’empêche, c’est aussi une des raisons pour lesquelles on a envie de défendre ce Dharma Guns qui se perd parfois dans ses propres limbes mais a, dans le même temps, une haute idée du cinéma. Ce n’est pas si courant.